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Notre regard

Protection juridique | Phase test: l’avocat pris en tenailles

Depuis le 6 janvier 2014 se déroule à Zürich, dans un centre de la Confédération, une phase test visant à établir l’efficacité de nouvelles procédures d’asile. Les autorités chargées de mener la procédure (Office fédéral des migrations (ODM)) et les défenseurs juridiques des demandeurs d’asile sont regroupés dans le même bâtiment, quoique sur deux étages distincts. Objectif affirmé: accélérer drastiquement les procédures tout en garantissant une défense équitable. Mais le défenseur juridique est-il à même d’exercer sa mission dans le respect des règles de sa profession? Laurence MIZRAHI et Camille MAULINI, avocates et membres du Comité de l’Association des juristes progressistes (AJP), posent un premier regard critique.

Honoré Daumier
Honoré Daumier

Au mois de juin 2014, l’ODM et l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR) tiraient un premier bilan positif des premiers mois de la phase test. Pour les autorités, la réussite de la nouvelle procédure est liée à la protection juridique étendue. Pourtant, le mandat de conseil et de représentation juridique -octroyé par l’ODM à une communauté de soumissionnaires (1), sous la conduite de l’OSAR- pose problème, en particulier sous le prisme de l’indépendance et de l’absence de conflit d’intérêt du défenseur.

La protection juridique « accrue » du requérant est présentée en vue de la modification de la loi sur l’asile comme l’une des avancées du projet et le pendant de l’accélération des procédures. Dans les procédures accélérées (uniquement), chacun devrait désormais avoir droit à un conseil et une représentation juridiques gratuits, dans le respect des principes d’impartialité, de dignité humaine et de neutralité.

Malgré le premier bilan de l’ODM et de l’OSAR, nous pouvons déjà émettre certaines critiques quant au respect du but visé par la nouvelle procédure d’asile, à savoir la garantie d’une défense équitable.

Une telle défense présuppose le respect du principe de l’indépendance du défenseur ainsi que celui de l’absence de conflit entre les intérêts de la personne à défendre et ceux des personnes avec qui le défenseur est en relation sur le plan professionnel ou privé. Ces principes sont non seulement inscrits dans la loi sur la circulation des avocats (2), mais le cahier des charges établi par l’ODM (et faisant partie intégrante du contrat signé entre l’ODM et l’OSAR) y fait expressément référence. Ces principes sont mis en danger par plusieurs particularités dudit mandat.

En premier lieu, le centre de procédure rassemble, dans les mêmes locaux, les collaborateurs de l’ODM, les conseillers juridiques, les conseillers en vue du retour et les interprètes.

Une telle proximité géographique soulève deux questions : celle de savoir si le défenseur exerce réellement son activité en toute indépendance et celle de savoir si le requérant d’asile peut légitimement douter du respect de ces principes en de telles circonstances. Le fait de pénétrer dans le même bâtiment pour se voir assigner une décision relevant du domaine de la police des étrangers et pour recevoir des conseils juridiques crée une confusion. Comment, dans une telle confi guration, se fier à un mandataire que l’on connaît à peine ? Or, il est extrêmement important en matière d’asile, alors qu’il s’agit d’expliquer un parcours de vie particulièrement sensible voire traumatique, que se crée un lien de confiance étroit entre le requérant et son défenseur.

Cette confiance sera d’autant plus difficile à établir que la phase test implique un traitement extrêmement rapide des procédures. Ainsi, le requérant devra, dans un délai total d’une trentaine de jours (3), rencontrer son mandataire pour la première fois (en présence d’un interprète ce qui rend la déclaration plus difficile), mettre des mots sur son vécu et accorder sa confiance au conseiller juridique. Il lui sera en outre extrêmement malaisé, dans ce délai et avec les moyens dont il dispose, d’obtenir une seconde opinion, externe au centre où il se trouve.

Deuxièmement, le mandat de représentation de l’OSAR n’inclut un éventuel recours que pour autant que celui-ci ne soit pas voué à l’échec. Le conseiller risque ainsi de perdre son indépendance, en refusant, dans certains cas, de former recours contre une décision, estimant – peut-être à tort – que la démarche serait vouée à l’échec, cela pour préserver sa relation avec sa hiérarchie. Ce faisant, le conseiller pourrait aller à l’encontre de la volonté du requérant d’asile, abandonnant celui-ci en temps inopportun au vu des courts délais de recours, se comportant ainsi de manière tout à fait contraire aux règles de déontologie de l’avocat.

Troisièmement, à teneur du cahier des charges, l’ODM a la possibilité d’exiger le remplacement d’un collaborateur choisi par l’OSAR pour «justes motifs». Ainsi, le conseiller pourrait adapter la défense en fonction non pas des intérêts de la personne qu’il défend mais des réquisits ou volontés de l’ODM, ce qui serait parfaitement incompatible avec le respect des principes de l’indépendance et de l’absence de conflit d’intérêt.

Enfin, le mandat prévoit un paiement forfaitaire au nombre de cas traités, quelle que soit la complexité de la procédure nécessaire pour la défense des intérêts dans chaque cas. Ce mode de rémunération pourrait contribuer à influencer le représentant à ne pas entamer une procédure de recours s’il l’estime insuffisamment «rentable».

Selon le bilan officiel des cinq premiers mois de la phase pilote, les délais prescrits sont généralement tenus et le taux de recours est extrêmement faible (10 %), comparativement aux procédures ordinaires, relève l’ODM, qui en conclut que ses décisions sont bien acceptées. L’objectif d’avoir des procédures «rapides mais équitables» serait ainsi atteint…

Nous ne partageons pas cette appréciation. Le faible taux de recours découle majoritairement du manque de confiance du requérant d’asile en son conseil juridique, de la rapidité des décisions à prendre et, nous le craignons, du manque d’indépendance de la protection juridique offerte par l’ODM. Les organisations actives dans la défense des droits des requérants constatent en effet une incompréhension de la part des requérants à l’égard de la cohabitation des deux services. Surtout, selon les informations que nous avons recueillies, dix-sept des vingtcinq recours formés contre des décisions de l’ODM dans le cadre de la phase test ont été rédigés par des structures externes au service juridique de l’OSAR. Par ailleurs, à la fin du mois de juin 2014, trois recours avaient été admis par le TAF, dont deux rédigés par des structures externes. Ce qui pose la question du degré de « confiance » que pourraient avoir les requérants envers leurs défenseurs.

La phase test continue jusqu’au 28 septembre 2015 et une évaluation externe du processus sera rendue publique fin 2014. Si les débats au Parlement ne modifient pas fondamentalement les procédures expérimentées, Zurich devrait servir d’exemple pour la Suisse entière. D’où l’importance de rester attentif à la qualité du service juridique «offert» dans le cadre des procédures accélérées et d’en dénoncer les failles. L’avocat et le juriste doivent pouvoir travailler de manière indépendante, sans être soumis à un conflit d’intérêt, ce qui semble pour l’heure compromis.

Laurence Mizrahi et Camille Maulini*
Avocates

* Membres du Comité de l’Association des juristes progressistes (AJP)


Notes:

(1) Le bureau de conseil-juridique de Berne pour les personnes en détresse (Berner Beratungsstelle für Menschen in Not), l’Oeuvre Suisse d’Entraide Ouvrière et l’Union suisse des comités d’entraide juive. Par simplification, nous parlons dans cet article de l’OSAR.

(2) Art. 12 let. b et c LLCA. A noter que ces principes doivent également, à notre sens, être respectés par les juristes.

(3) 21 jours (1ère phase), auxquels s’ajoutent 8 à 10 jours de phase cadencée (2ème phase).