Du fantasme du million de personnes prêtes à s’embarquer pour l’Europe
On aura tout lu et entendu sur les naufrages en Méditerranée. Si des articles et témoignages de qualité ont été diffusés, certains chiffres et déclarations, repris en boucle dans les médias, ont attiré notre attention. Une revue de presse détaillée et critique vous est proposée sur notre site. Mais une petite halte s’impose quant à certaines déclarations faites par le directeur de l’agence Frontex (1).
Quelques jours après la «plus grande tragédie en Méditerranée» qui a coûté la vie à 800 personnes, les médias annoncent que cinq cent mille à un million de personnes pourraient débarquer en 2015 sur les côtes italiennes (19h30 du 15 avril 2015; 19h30 du 20 avril 2015; Tribune de Genève du 24 avril 2015; La Liberté / Le Courrier, 24 avril 2015).
Questionné sur la réalité de ce chiffre, M. Di Giacomo, porte-parole de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) en Italie, l’avait pourtant démenti à l’antenne de Forum (RTS, 15.04.15):
«En ce moment on est en train d’enregistrer le même nombre d’arrivées qu’il y a un an. […] Fin avril 2014, on avait enregistré l’arrivée de 26’600 personnes. Aujourd’hui, on est le 15 avril et depuis janvier on a enregistré à peu près 20’000 arrivées».
Impossible d’être plus clair.
Nous avons donc voulu savoir d’où sortait ce «million». La seule source que nous avons trouvée vient d’une déclaration du directeur exécutif de Frontex à l’agence de presse italienne Ansa du 6 mars 2015, reprise par les médias italiens, puis par la presse romande.
Fabrice Leggeri déclarait que «500’000 à 1 million de migrants sont prêts à quitter la Libye» et qu’il s’agit d’être «prêts à affronter une situation plus difficile» qu’en 2014. Frontex a-t-il publié un rapport ou une enquête, sur cette estimation? Questionné, le service de presse de l’agence nous répond que «c’est une estimation bien connue faite par nombre d’officiels durant 2014».
Mais «il s’agit de souligner qu’en aucune manière il ne faut s’attendre à ce que toutes ces personnes arrivent en Europe en 2015». Une nuance de taille à l’alarmisme affiché par Monsieur Leggeri.
Des motivations humanitaires?
On est donc en droit de s’interroger sur les motivations du directeur de Frontex, tant le chiffre frappe l’imaginaire collectif, laissant planer la menace d’une invasion. Veut-il inciter l’Union européenne à agir et à se donner les moyens de sauver des vies? Pas vraiment: dans une prise de position politique, au moment où l’UE discutait des mesures à prendre suite aux naufrages, le même Leggeri a été limpide sur la mission de Frontex. Et sur son souhait de ne pas s’en écarter (The Guardian, le 22 avril 2015):
«Triton ne peut pas être une opération de recherche et sauvetage. Je veux dire, dans notre plan opérationnel, nous ne pouvons pas avoir les moyens pour une action de recherche et sauvetage. Ce n’est pas le mandat de Frontex, et, selon moi, ce n’est pas le mandat de l’Union européenne non plus» (2).
Faut-il alors y voir une intention mercantile? Sans doute. Les moyens de Frontex n’ont cessé de croître: entre 2006 et 2014, son personnel est passé de 30 à 300 collaborateurs, son budget de 19 à 94 millions (v. Frontex, 2014, Twelve seconds to decide, p.30). Il était monté à 114 millions pour 2015 (3), avant le drame. L’équipement militaire a suivi la même courbe (4).
Si des déclarations, dont celle de Jean-Claude Juncker, le Président de la Commission européenne, ont pu laisser croire à une multiplication par trois du budget de Triton (5), de façon à égaler les moyens affectés par l’Italie à la mission Mare Nostrum, opération dédiée exclusivement au sauvetage en mer et menée en solitaire par l’Italie, la réalité est moins claire. Les fonds supplémentaires alloués à Frontex l’ont été pour Triton ET pour Poséidon, en Grèce: 26 millions d’euros de plus pour 2015 et 45 millions supplémentaires pour 2016. Et selon un communiqué de Frontex, le budget pour Triton atteindra 38 millions d’euro en 2015 (6). Il s’élevait à 34,8 en 2014 (7). A titre de comparaison, Mare Nostrum avait à disposition 108 millions par an.
L’aire dans laquelle Triton se déploiera a en revanche été ramenée à celle de Mare Nostrum. Et selon les informations données par M. Leggeri au journal Les Echos juste avant que nous mettions sous presse, Frontex «a multiplié par deux les moyens aériens et par trois certaines catégories de bateaux» (8).
Questionné par ce même journal sur un éventuel changement de mission de Frontex, davantage dédié au sauvetage, M. Leggeri reste droit dans ses bottes. Cette opération, vendue par l’UE comme un des moyens pour éviter les naufrages, sera destinée à faire du «filtrage», de la prise d’empreintes digitales, et de l’ «éloignement».
Les discours humanistes de l’UE et ses «plus jamais ça» n’ont duré que le temps de l’émotion. Sa politique migratoire reste essentiellement sécuritaire. Il suffit de lire le plan EU Action Plan against migrant smuggling (2015 – 2020) (9), pour s’en convaincre. En ce sens, en sa qualité de bras armé aux frontières extérieures, Frontex aura réussi à avancer ses pions dans ce que certains chroniqueurs appellent déjà une «guerre en Méditerranée».
Cristina Del Biaggio
Notes:
(1) Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres de l’Union européenne.
(2) Traduction libre.
(3) Budget de Frontex du 7 janvier 2015
(4) La chercheuse Claire Rodier rappelle que malgré des moyens accrus, l’action de Frontex s’est avérée inefficace sur les flux migratoires. Mais que l’agence est largement courtisée par l’industrie de l’armement, qui pousse à son autonomisation. Voir « Le contrôle des frontières, un mirage aux enjeux humains et financiers« , Vivre Ensemble, n°144, septembre 2013.
(6) Frontex, « Frontex expands its joint operation Triton« , 26.05.2015.
(7) 2,9 mio par mois étaient alloués à l’opération Triton 2014. Frontex, « More technical support needed for Operation Triton« , 13.10.2014.
(8) Pierre De Gasquet, Les Echos, « Frontex: ‘On assiste à un transfert des flux de réfugiés vers la Grèce’« , 03.06.2015,
(9) Commission européenne, « EU Action Plan against migrant smuggling (2015 – 2020)«