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Notre regard

Regard d’une géographe | Des murs et des frontières, ou le fantasme du contrôle migratoire

Pendant la guerre froide, le monde était divisé en deux. Un mur séparait non seulement un pays, mais aussi deux idéologies. A cette époque, les pays communistes arrêtaient les personnes qui essayaient de sortir de leurs pays.

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Tous les 9 novembre, depuis 1989, le monde entier fête l’anniversaire de la chute du mur de Berlin, un moment de rêve en Europe et dans le monde. On se disait alors qu’on allait vivre dans un monde «sans frontières», un borderless world, comme le qualifiait l’économiste Kenichi Ohmae. Un monde pacifié, où n’importe qui serait libre de se déplacer n’importe où à sa guise.

Après la chute du mur, «le monde occidental a vécu dans l’illusion que notre façon de penser finirait par s’imposer partout. Une époque marquée par l’idée d’une fin de l’histoire et de la géographie» dit Hubert Védrine, ancien ministre français des Affaires étrangères dans le documentaire Les murs de la honte (2010).

Pourtant, déjà à partir des années 1980, mais de façon plus significative à partir des années 1990, une autre réalité prend le dessus. On s’éloigne à grands pas de l’illusion d’un monde sans frontières, qui est pourtant une réalité pour les marchandises. Celles-ci circulent quasi-librement dans le monde, les coûts de transport diminuant drastiquement et les tarifs douaniers étant réduits à presque rien. C’est encore plus vrai pour les transactions financières, pour les milliards de dollars qui s’échangent d’une région à l’autre du monde. Mais pour une partie des populations dans le monde, la réalité est fort différente.

«Clash entre deux mondes qui n’auraient jamais dû se rencontrer» (1)

Si certaines personnes peuvent se rendre très vite là où elles le souhaitent (les touristes du Nord, notamment, qui n’ont aucun problème à obtenir un visa pour atteindre leurs destinations exotiques), d’autres sont contraintes à l’immobilité.

Lors d’une conférence tenue à Genève en janvier 2015, Charles Heller, chercheur à l’Institut Goldsmith de l’Université de Londres, a illustré ce paradoxe en montrant une photo d’une plage de Tunis. Depuis cette plage, les migrants et réfugiés voient un horizon lointain qu’ils ne pourront jamais atteindre: les côtes européennes.

Dans le même temps, les touristes débarquent sans problèmes sur cette même plage pour visiter le pays et s’amuser. Un «petit clash entre deux mondes qui n’auraient jamais dû se rencontrer», commente le cartographe et géographe Philippe Rekacewicz, qui illustre ces points de frictions avec la carte «Au voisinage touristique de l’Europe, la guerre, les réfugiés et les migrants» (v. ci-dessous).

Carte: Philippe Rekacewicz, version 2016.

Les points rouges y représentent les réfugiés et personnes déplacées, situés bien au-delà de la frontière européenne et non pas à l’intérieur du continent, comme la rhétorique de la «crise» et de l’ «afflux» utilisée par les médias et les autorités voudrait nous faire croire. La ligne noire représente la frontière de la « Forteresse Europe », et les carrés noirs indiquent le nombre de personnes décédées en tentant de franchir la Méditerranée.

Frontières meurtrières

Des chiffres datant de 2010 indiquent que plus de 3000 cadavres ont été retrouvés entre 1994 et 2004 à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis. Néanmoins, la frontière extérieure européenne reste la plus meurtrière au monde. L’association United against racism essaie de les recenser. Sur la longue liste des morts qu’elle met à jour régulièrement, le nom et prénom, le lieu d’origine, la date et le lieu du décès, ainsi que ses causes sont indiquées (2). Depuis 1993, l’association a identifié 22’394 corps. Des personnes décédées en traversant la Méditerranée, mais aussi à l’intérieur de l’Europe, dans des centres de détention ou lors du passage d’un pays européen à un autre.

Or, si la « fermeture » de l’Europe a un coût pour certains, elle comporte aussi des bénéfices pour d’autres. L’industrie des passeurs et celle de la sécurité, dérivée du complexe militaro-guerrier, fleurissent (3). Le business engendré par la surveillance des frontières est colossal. Selon la Homeland Security Research Corporation, les coûts estimés du marché mondial de la sécurisation des frontières s’élève à 178 milliards de dollars. La barrière électronique entre l’Arabie saoudite et l’Irak, construite par une entreprise française, a coûté trois milliards de dollars (4). Le coût de la construction de la barrière frontalière entre les Etats-Unis et le Mexique varie entre 1 et 6,4 millions de dollars  (5) par kilomètre, auxquels il faut en ajouter environ 6,5 de frais d’entretien sur vingt ans (6).

Le budget de Frontex (7) est passé de 19 à 94 millions d’euros entre 2006 et 2013 (8). Pour bloquer 53’000 personnes en Méditerranée, l’agence a dépensé plus de 24 millions d’euros, rappelle Claire Rodier dans le livre Xénophobie business. En revanche, les fonds octroyés à l’accueil des migrants et réfugiés sont continuellement réduits.

Monde sanctuarisé

Aujourd’hui, force est de constater que nous ne vivons pas dans un monde sans frontières, sans histoire ni géographie.

Notre monde est, au contraire, fragmenté, fissuré, compartimenté. Un monde «sanctuarisé», comme l’appelle le géographe et cartographe Philippe Rekacewicz. Des murs ont été construits à sa surface, non pas pour empêcher les personnes de sortir, comme ce fut le cas pendant la guerre froide, mais pour les empêcher de rentrer. Petit à petit, le monde s’est «crispé» en certains endroits: autour de l’Europe, ainsi qu’autour de l’Amérique du Nord, de l’Australie et de l’Afrique australe, comme l’illustre la carte «L’Europe au cœur du monde sanctuarisé», publiée en annexe.

Les mécanismes de sanctuarisation obéissent à deux logiques: d’une part, des barrières légales et administratives dressées pour empêcher les personnes provenant des pays pauvres d’obtenir des visas pour accéder aux pays riches du Nord (voir l’article de Marie-Claire Kunz, «Le paradoxe du réfugié»). D’autre part, des barrières physiques s’érigent, des murs matérialisant la frontière. Les murs ont toujours existé (la muraille de Chine, les remparts des villes européennes, etc.) mais, depuis les années 2000, soit après la construction des deux murs-symboles, celui qui sépare le Mexique des Etats-Unis et celui qui cloisonne les territoires palestiniens, on observe une recrudescence de ces fermetures encastrées. Le plus long mur est celui construit entre l’Inde et le Bangladesh: 3268 km.

Actuellement, 10% des frontières internationales dans le monde sont murées. Et une frontière murée n’est pas une simple ligne frontalière matérialisée. En effet, il existe une différence fondamentale entre une frontière et un mur: «Un mur sert uniquement à séparer, il a une fonction négative. Une frontière a une autre fonction: elle sépare, certes, mais elle est aussi un lieu de passage et d’échange. Elle peut être un lieu de reconnaissance mutuelle» (9). Un mur empêche de voir, de passer, d’échanger. Avec un mur, on crée des «monstres», en imaginant ce qu’on ne peut pas voir ou connaître (10). Une représentation diabolique de l’autre qui entraîne une nouvelle fermeture, aussi bien dans les esprits que sur le territoire. Un mur en appelle un autre, dans une sorte de mécanisme infernal de fermetures successives: la barrière devient mentale, mais engendre des envies de nouvelles barrières physiques (11).

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Les impacts de la fermeture frontalière

Les impacts de la fermeture des passages frontaliers, qu’elle soit légale ou physique, sont au nombre de trois:

  1. une «migration» des flux migratoires ainsi que l’augmentation de la mortalité qui en résulte,
  2. la création de «jungles» et
  3. l’allongement des parcours migratoires.

La première conséquence peut être dévoilée à travers une analyse historique. Suite à la construction de barrières toujours plus hautes et sophistiquées, on constate un déplacement, et non un arrêt, des flux migratoires. Lorsque la Méditerranée centrale a été davantage surveillée, notamment par des opérations de Frontex, les migrations se sont déplacées à l’est, vers la mer Egée, la frontière maritime entre la Turquie et la Grèce. En conséquence, les contrôles frontaliers ont augmenté dans la région de l’Evros, frontière terrestre entre la Grèce et la Turquie. En 2012, la Grèce a finalisé une barrière frontalière de 12,5 km (12). Et comme les migrants n’arrivaient plus à passer par là, ils se sont déplacés vers la Bulgarie qui a, à son tour, érigé un mur de 33 km, achevé en 2013.

Cela a-t-il arrêté les migrants pour autant? Certainement pas. Une nouvelle route s’est ouverte. Cela se répète depuis que la Méditerranée est devenue un espace surveillé et contrôlé, fermé à la migration régulière. Depuis, les migrants, devenus irréguliers, ont commencé à mourir en mer.

Un jeu cynique du chat et de la souris se met alors en place, poussant les souris à passer entre les mailles des pièges mis en place par le chat, augmentant ainsi la mortalité sur les routes de l’exil (13). Un lien étroit entre fermeture des frontières et augmentation de la mortalité est illustré par l’infographie de Philippe Rekacewicz, « l’entonnoir de la mort ».

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L’entonnoir de la mort. Philippe Rekacewicz

Deuxième conséquence: le terme de «jungle», largement utilisé dans les médias, désigne un lieu qui se crée aux portes d’une frontière, où les migrants sont immobilisés et attendent le bon moment pour passer plus loin. Il s’agit de zones tampons où règne l’ennui, où les migrants attendent du matin au soir le bon passeur ou l’argent envoyé par la famille pour survivre. Chaque sanctuaire a ses «jungles». Tijuana, au Mexique. Ou Ceuta et Melilla, les enclaves espagnoles dans les territoires marocains. Sjienica, dans une zone montagneuse en Serbie (v. photo ci-dessous).

Réfugié nigérian à Sjenica, Serbie, 2014. Photo: Alberto Campi
Réfugié nigérian à Sjenica, Serbie, 2014. Photo: Alberto Campi

La troisième conséquence de la politique sécuritaire est l’allongement des parcours migratoires. En effet, les voyages deviennent toujours plus longs et périlleux. Les itinéraires deviennent tellement sinueux, que la classification entre pays d’origine, de transit et de destination n’a aujourd’hui plus de sens. On peut s’arrêter deux ans dans un pays, avant de repartir vers un autre, qui ne sera peut-être pas le pays de destination finale.

"Palavan" sur une balançoire improvisée à Trieste, 2013. Photo: Alberto Campi
« Palavan » sur une balançoire improvisée à Trieste, 2013. Photo: Alberto Campi

L’histoire de «Palavan», ainsi surnommé par ses amis, est emblématique de cette «migrerrance» provoquée par les politiques de sécurisation des frontières des pays riches. Le mot «palavan» signifie en farsi «gros», mais également «fort». Il correspond bien au caractère du jeune homme que j’ai rencontré à Trieste lors d’une recherche de terrain. En 2007, Palavan quitte l’Afghanistan, en passant par le Pakistan et l’Iran, il arrive en Turquie deux mois plus tard. Il se déplace ensuite en Grèce, où il reste une année. Puis il repart vers l’Italie, la France et finalement l’Angleterre, où il séjourne pendant cinq ans, sans papiers. Par peur d’être mis en détention administrative, il décide d’adhérer à un programme de retour volontaire et monte sur un avion, affrété par la Grande-Bretagne à destination de l’Afghanistan. Il dort une nuit à Kaboul, avant de reprendre immédiatement la route à travers le Pakistan, l’Iran, la Turquie, la Grèce, pour finalement poser pied en Italie où il dépose une demande d’asile. En 2013, il était en attente d’une réponse. Il aura ainsi voyagé pendant cinq ans, sans avoir encore trouvé un lieu où se poser (14).

Les trois frontières européennes

Le récit de Palavan nous montre qu’aujourd’hui les itinéraires migratoires ne peuvent pas se résumer à des parcours linéaires. Les migrations ne devraient pas être représentées par des flèches, car celles-ci nous trompent sur la réalité migratoire, qui n’est pas linéaire, rapide et unidirectionnelle comme elles le suggèrent.

C’est pour échapper au piège qu’induisent les flèches que Phillippe Rekacewicz a imaginé une autre manière de représenter le fait migratoire. A l’aide de points, de lignes et de surfaces, le cartographe donne à voir les frontières européennes, et la politique migratoire qui les façonne. Son regard sur les migrations nous montre que la limite européenne va bien au-delà du continent européen et de l’espace Schengen. La carte «Triple frontière européenne» (v. ci-dessous) permet de visualiser ce propos.

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Triple frontière de l’Europe. Carte de Philippe Rekacewicz. Données au 31 décembre 2015.

La pré-frontière est représentée par un large trait orange. Celui-ci correspond, en réalité à la «vraie» frontière européenne, même si de façon plutôt surprenante elle se situe au milieu du Sahel. C’est là que l’Union européenne déploie ses agents pour surveiller et contrôler, voire arrêter les flux migratoires.

L’Europe, à travers la présence de ses employés, repousse ainsi sa frontière jusqu’au milieu du désert et externalise ainsi sa politique migratoire.

La frontière est représentée par le trait rouge et par les cercles de la même couleur. C’est la frontière meurtrière, celles des morts en Méditerranée.

La post-frontière. Celle-ci est figurée par les points noirs, qui représentent les centres de détention administrative. C’est la frontière de l’expulsion. Ce qui est inquiétant, c’est que dans la première version de la carte, ceux-ci se trouvaient alors uniquement sur le territoire européen. Aujourd’hui les centres transgressent les frontières, plusieurs étant mis en place, souvent financés et en partie gérés par l’Union européenne elle-même, bien au-delà de la limite européenne.

Qu’on ne s’y trompe pas. Qu’elles soient mentales, juridiques ou physiques, les frontières érigées par les pays du Nord globalisé n’arrêteront jamais les flux migratoires. Le lien entre fermeture des frontières et diminution des flux migratoires est un paradigme qualifié par François Gemenne de «fantasme politique» (15): jamais dans l’histoire, la surveillance frontalière n’a permis de contrôler les flux migratoires. Pourtant, c’est bien ce fantasme qui guide aujourd’hui les autorités appelées à formuler de nouvelles lois et, en Suisse, les citoyens à les voter. Lutter contre cette fausse idée est une des manières d’arrêter l’hécatombe de centaine de milliers de migrants qui fuient les guerres, les persécutions et la pauvreté.

CRISTINA DEL BIAGGIO

Docteure en géographie, Cristina Del Biaggio a effectué en 2012 une recherche de terrain le long de la frontière terrestre gréco-turque, là où la Grèce a érigé un «mur anti-immigrants». Chargée du projet Le Comptoir des médias pour Vivre Ensemble, elle travaille comme collaboratrice scientifique à l’Université de Genève et collabore avec Visionscarto.net.

(1) Philippe Rekacewicz, «La Méditerranée, plus loin que l’horizon», Visionscarto.net, 06.05.2014

(2) La liste est disponible sur le site Internet de l’association: http : / / unitedagainstrefugeedeaths.eu/about-the-campaign/about-the-united-list-of-deaths/

(3) Voir notamment le livre de Claire Rodier, Xénophobie business, La Découverte, 2012.

(4) Frank Neisse & Alexandra Nosseloff, «L’expansion des murs: le reflet d’un monde», Politique étrangère, n°4, 2010, pp. 731-742.

(5) Ibidem, pp. 731-742.

(6) Entretien avec Elisabeth Vallet, «‘Il y a une mondialisation du marché de la frontière fortifiée. Beau paradoxe, non?’», Courrier international, 07.11.2014.

(7) L’agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres de l’Union européenne.

(8) Frontex, Twelve seconds to decide, 2014, p.30.

(9) Interview de Stéphane Rosière, Emission Pas la peine de crier, France culture, 25.06.2014.

(10) Voir le film de Thierry Denis et Guy Ratovondrahona, Les murs de la honte (2010).

(11) Sur ce mécanisme, voir le film documentaire réalisé par Nimrod Drory et Uri Drory, Peeking over the wall (2016).

(12) Voir le billet « Dans la région de l’Evros, un mur inutile sur la frontière gréco-turque« , publié sur le blog VisionsCarto.net, le 25 juin 2015.

(13) Voir le texte de Heaven Crawley et Nando Sigona publié sur le blog The Conversation : « European policy is driving refugees to more dangerous routes across the Med« , 29.03.2016.

(14) Sur les retours vers l’Afghanistan, voir aussi Cristina Del Biaggio, «La légende allemande du retour heureux des requérants d’asile», LaCite.info, 15 avril 2014.

(15) François Gemenne dans le cadre du symposium « Migrations en temps de crises. Enjeux actuels, outils juridiques et perspectives pour l’Europe et la Suisse », Neuchâtel, 22.04.2016.