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Notre regard

Migros Magazine | Dans la peau de l’autre

Un «atelier éthique de la migration» effectue un tour de Suisse à la rencontre des classes, des élus et des associations. Il propose une réflexion sur les principes qui devraient, idéalement, guider notre politique d’asile.

Article de Laurent Nicolet, pubilé dans Migros Magazine n°50, le 12 décembre 2016. Cliquez ici ou sur l’image ci-dessous pour lire l’article sur le site de Migros Magazine.

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«Un tsunami a emporté toute ma famille, je n’ai plus rien, ni personne.» C’est une jeune femme apeurée qui se présente à la frontière et tente de convaincre un douanier, en l’occurrence une douanière, d’ouvrir la barrière. «Tu faisais quoi, là-bas?», demande la fonctionnaire. La migrante hésite: «J’étais aide-soignante.» La douanière ricane: «Alors tu aurais pu rester là-bas pour aider à reconstruire le pays et te refaire une vie!» Un brouhaha, des exclamations et quelques rires.

La scène en réalité se passe au Club 44, à La Chaux-de-Fonds. La migrante s’appelle Andréa et la douanière Alessia. Toutes deux font partie d’une classe d’enseignement professionnel et suivent ce matin-là un «atelier éthique de la migration». A savoir, une structure mobile qui se déplace dans toute la Suisse: après Monthey (VS) et donc La Chaux-de-Fonds, ce sera le tour de Payerne (VD), puis de Genève et enfin de la Suisse alémanique et du Tessin.

L’atelier prend ses quartiers quatre à cinq jours dans chaque ville, va à la rencontre de classes la journée, mais aussi des élus politiques et des associations. Avec également, le soir, un débat public.

L’idée, c’est de réfléchir, indépendamment de ce qui se dit dans les journaux, à ce que devraient être nos lois et notre manière de faire en matière d’immigration, d’un point de vue éthique»,

raconte Arnaud Dubois, l’animateur du jour, enseignant et titulaire d’un master en éthique économique. L’initiative de cet atelier revient au philosophe et docteur en droit Johan Rochel (lire ci-dessous).

Les élèves à leur arrivée sont répartis en deux groupes. Ceux qui se retrouvent dans la peau de migrants sont priés d’imaginer «des arguments pour qu’on vous laisse entrer». Ceux qui endossent l’habit des douaniers auront pour tâche de «réfléchir à ce qu’est un réfugié, s’il doit être accepté et en fonction de quels critères, et s’il faut mettre une limite de nombre et laquelle».

Les deux groupes commencent par chercher des mots-clefs à inscrire sur un grand tableau blanc. Celui des migrants se remplit plus vite que celui des douaniers. Les notes s’accumulent: «guerre», «argent», «persécution», «climat», «religion», «Daesh». Puis, soudain, au centre du tableau, en lettres capitales, menaçantes: «Trump».

Mais les douaniers reprennent du poil de la bête: «viol», «génocide», «famine», «catastrophe naturelle». Puis, après débat et réflexion: «pas de casier judiciaire».

Arnaud Dubois s’inquiète un peu: «Les deux groupes risquent d’être trop rapidement d’accord. On a affaire à des douaniers sympas, aujourd’hui.»

Hier, dans une classe d’économistes, leur critère principal c’était l’utilité. Un requérant d’asile, il fallait d’abord que ce soit utile.»

Le groupe des migrants déjà vient présenter le résultat de ses cogitations: «On a mis d’abord la guerre comme critère. Il n’est pas juste de laisser quelqu’un dans un pays en guerre.» Arnaud Dubois leur demande d’expliquer la présence de Trump parmi les critères d’asile. Une jeune fille se lance: «Il résume un peu toutes les raisons de fuite qu’on a retenues, l’homophobie, les problèmes de climat, de santé, d’éducation.»

Les douaniers avouent, eux, avoir «pas mal polémiqué» sur le nombre de personnes à accepter: «Finalement on a décidé que la limite acceptable, c’était qu’il y ait 55% d’étrangers en Suisse.» Arnaud Dubois se tourne vers les migrants: «Je crois qu’avec ces douaniers-là, vous avez vos chances.»

C’est ce que va vérifier Véronique, qui s’avance vers la barrière, prête à affronter Salvatore, le douanier. Elle raconte que son pays est «sous les bombes, il n’y a que le bruit des bombes et de ceux qui se battent, on a tué toute ma famille, je suis seule, mais je connais quelqu’un en Suisse.» «Arrête de pleurer!», crie une douanière dans le fond. «C’est qui, les gens que tu connais en Suisse?», demande Salvatore. «Des amis.» Arnaud Dubois intervient:

Qu’elle connaisse quel­qu’un en Suisse, est-ce que c’est important?»

D’abord, un cri unanime: «Non!» Puis une voix de fille qui corrige: «Ça peut aider, pour l’intégration.» Mais il apparaît bientôt que Véronique ne parle pas la langue du pays d’accueil, ignore tout de sa culture, qu’elle n’a pas de profession et souhaite juste «un endroit où vivre en sécurité». «Qu’est-ce qui prime dans cette histoire?», demande Arnaud Dubois. Un consensus finit par se dégager: «Fuir la guerre.» La barrière s’ouvre.

Voici Samuel. Lui, face à la douanière Jessica, dégaine un argument de poids: «J’ai un milliard sur un compte. Mais ce compte est en danger dans mon pays. J’aimerais placer mon argent en Suisse.» Jessica ne moufte pas: «Moi, je suis d’accord.»

Mais, pressé par Arnaud Dubois, le corps des douanes se rebiffe et les questions se font plus précises. D’où vient l’argent? Qui menace le demandeur d’asile? Le gouvernement? Diverses positions s’affrontent: «Il reste dehors, celui-là…» «Oui, mais son argent entre!» «On le laisse entrer, mais on donne la moitié de son argent à des associations.» «On ne le laisse pas rentrer, mais on lui donne des pistes pour protéger son argent. Il n’a pas besoin d’être en Suisse pour ça.»

Apprendre en se piquant au jeu

Autre migrante, autre motivation: «Je suis pauvre, annonce Laura, je veux venir en Suisse pour étudier, trouver un travail, fonder une famille.» Les ripostes fusent. «Elle va vivre de quoi?» «Il y a des pauvres en Suisse aussi.» Laura tente d’inverser la tendance. «Je risque de mourir de faim.» L’argument laisse les douaniers sceptiques. «Depuis quand n’as-tu pas mangé?» «Qu’est-ce que tu mangeais chez toi?» Laura répond: «De la terre!»

Un douanier paraît prêt à lâcher du lest: «Elle a quand même fait l’effort d’arriver jusqu’ici. Ça montre sa motivation.» La barrière pourtant ne s’ouvrira pas. Les douaniers se sont rangés derrière une ultime considération: «Il y a un pourcentage d’acceptation à respecter. Prenons plutôt quelqu’un qui puisse mieux s’intégrer.»

Avant de clore la séance, Arnaud Dubois demandera aux élèves à combien ils estiment le nombre de demandes d’asile déposées en Suisse en moyenne chaque année. Les avis fusent: «800’000!» «100’000!» «600’000!» La bonne réponse tombe dans un silence stupéfait: pour 2016, le chiffre devrait se situer aux alentours de 29’000.

«C’est un outil qui peut s’employer à chaque fois que l’on doit faire un choix politique»

Interview de Johan Rochel, créateur de l’Atelier éthique de la migration, auteur de l’ouvrage «Repenser l’immigration, une boussole éthique», disponible chez Ex Libris.

Pourquoi le lien entre éthique et migration est-il si important?

On parle beaucoup de politique migratoire, d’histoire de la migration, parfois de la réalité des chiffres. Mais assez peu des questions éthiques et philosophiques. La réponse la plus «juste» n’est pas du tout claire. Une grande partie du débat se joue sur différentes visions des valeurs, avec au final différentes visions du pays. Il vaut donc la peine de prendre le temps de mettre ces questions à plat. Cela fait avancer le débat de savoir au moins sur quoi l’on n’est pas d’accord. L’atelier a exactement cette ambition: créer un espace pour ce débat.

Dans votre ouvrage, vous arrivez à une réponse: une politique migratoire qui respecterait les principes de la Constitution, notamment la liberté et l’égalité…

C’est mon interprétation personnelle de la Constitution et je la défends avec un argument de cohérence. Le dilemme est le suivant: soit nous changeons les valeurs, soit nous changeons la politique menée.

Avez-vous l’impression que le public – jeune et moins jeune – est prêt à des remises en question radicales, comme de se demander avec les philosophes si un Etat est bien légitimé à interdire l’entrée de son territoire à qui que ce soit?

L’éthique bouscule ce qui paraît «naturel» et c’est son objectif. Avec les adultes, je fais par exemple l’expérience dite du «voile d’ignorance». Elle consiste à réfléchir à une question en faisant comme si on ignorait tout de sa propre situation personnelle.

Il y a souvent alors un déclic qui se fait, les gens disent n’avoir jamais pensé à se poser la question ainsi.

C’est un outil que l’éthique fournit et qui peut s’employer à chaque fois que l’on doit faire un choix politique. Le but n’est pas de manipuler les gens, mais de leur donner une palette d’arguments. Notre équipe reste elle-même très en retrait dans les ateliers.