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Notre regard

Résilience, entretien avec Boris Cyrulnik

La résilience désigne en mécanique la résistance d’un matériau au choc, sa faculté de retrouver sa forme initiale après un impact. Le mot évoque aussi la capacité psychique d’un individu à se reconstruire après un traumatisme. Né en 1937 à Bordeaux, dans une famille d’immigrés juifs, le psychiatre et psychanalyste français Boris Cyrulnik a survécu enfant à la guerre et la déportation, caché dans une pension. Sa mère et son père sont morts à Auschwitz. La résilience a été au coeur de ses recherches et il l’a largement popularisée auprès du grand public. Face aux drames liés à la migration et aux conditions d’accueil des migrants, Boris Cyrulnik explique quels sont les éléments indispensables pour surmonter les traumatismes d’un exil forcé.

La migration forcée est-elle toujours un traumatisme?
Boris Cyrulnik: C’est elle qui provoque le plus de traumas. Chassés de chez eux, les migrants sont souvent maltraités durant leur voyage. Ils sont diminués par la souffrance, appauvris et parfois endeuillés par la perte de proches. Même s’ils ont un diplôme et des moyens, ils ressortent altérés de l’expérience.

Le type d’accueil reçu à l’arrivée dans un pays d’exil est aussi un facteur important?
Dans le cas d’une migration forcée, les pays d’accueil sont souvent débordés en peu de temps par les arrivants. Ils peinent à réagir assez vite et assez bien. Les conséquences de ce manque de stratégie renforcent les traumatismes. L’exemple de Calais est flagrant: un camp d’urgence, qui est la pire des solutions, mais à laquelle on recourt fréquemment par manque d’anticipation. Des conditions contribuant à faire réapparaître des processus de socialisation archaïque. Les hiérarchies culturelles s’effondrent et ce sont les plus forts qui dominent.

Dans certains pays d’accueil, ces camps s’inscrivent sur la durée…
Malheureusement… Regardez les camps syriens au Liban. Ce sont des camps où des millions de gens sont empêchés de s’intégrer. Cela peut durer sur plusieurs générations. Ils ne peuvent pas s’en sortir. Il n’y a pas d’autre structure que la violence. Les professionnels des camps du HCR le savent bien : ils font les rues larges et amples en prévision des conflits inévitables, pour leur permettre d’intervenir rapidement. Ces lieux sont des ferments de violence. Et c’est parti pour durer. Depuis le début de la guerre en Syrie, selon l’UNICEF, plus de 300’000 enfants syriens sont nés dans des camps de réfugiés des pays voisins. C’est une bombe à retardement. Comment vivre là où ne règne que la violence, avec une minuscule aide de l’ONU, sans horizon à long terme? Certains de ces individus fracassés – pas tous bien sûr – vont développer une stratégie de survie psychique dans la violence.

Quels sont les facteurs pour éviter ces bombes à retardement ? Sur le plan individuel, mais aussi sur le plan collectif de l’accueil?
Pour affronter la migration au mieux, il faut au départ des individus issus d’un milieu sécurisé et capables d’entraide. Si possible une famille qui fonctionne selon des règles culturelles ou religieuses. Les individus ainsi équipés réagiront moins mal à l’agression. Ensuite, il faudrait des conditions de voyage exemptes de violences. Ceux qui n’ont pas été agressés s’en sortent mieux. Ceux qui ont été pillés, violés, violentés pendant le transport arrivent encore hébétés par le malheur. C’est un facteur de vulnérabilité. Et, finalement, après la catastrophe de la migration forcée, il faut du soutien et donner du sens à cette migration. Et j’insiste vraiment sur ces deux fondements.

Plus précisément?
Le soutien, c’est la structure d’accueil qui permet l’organisation de la vie – et non pas de la survie – dans un pays nouveau : l’apprentissage des règles, de la langue, la capacité de travailler. Ce soutien, c’est le pansement. Ce n’est pas la guérison. Pour guérir, il faut une mise en sens, le mot-clé de la résilience. Il est nécessaire de chercher à comprendre. Il faut un projet d’existence qui justifie les rêves et les efforts. On souffre mais à la fin on s’enrichit. Sans projet, on est soumis aux émotions, à la réaction purement émotionnelle. Je pense particulièrement aux jeunes mineurs migrants non accompagnés, sans structure affective ou groupale, altérés la plupart du temps par les expériences du voyage. Ils ont besoin d’un soutien fort, d’un véritable encadrement et surtout, d’un projet.

Dans cette perspective, que pensez-vous des politiques européennes de renvois rapides et des accords de Dublin?
Dublin, c’est l’équivalent d’un mur. Certains hommes politiques parlent de dresser des murs contre la migration: c’est logique, et toxique. Cela protège quelques années, mais derrière les murs, les gens sont confinés et la violence grandit. Cette stratégie politique n’en est pas une. Et sans stratégie à long terme ne subsiste que la violence.

Quelles sont les bonnes pratiques d’accueil pour favoriser la résilience?
Les pays qui parviennent le mieux à donner soutien et capacité de trouver un sens sont les pays du Nord : la Suède, l’Allemagne pour l’instant et le Canada. Ce dernier pays est moins exposé, certes, et il sélectionne ses migrants, ce qui est discutable. Mais il développe un vrai programme d’accueil où les migrants sont amenés à aider le pays eux aussi, à faire de véritables projets de vie. Chez nous, c’est un type d’accueil de base: on limite la casse. Il y a de l’aide médicale, une structure basique, une aide d’urgence qui dure et qui ne permet pas de vivre sur la durée… Bref, l’art et la manière de fabriquer une population violente. La façon dont nos sociétés accueillent les personnes forcées à migrer est un indicateur des bouleversements sociaux à venir.

Quelle résonance ce constat évoque-t-il pour vous, personnellement?
J’ai commencé ma vie en subissant un langage totalitaire. Et je finis ma vie en observant ce langage totalitaire ressurgir aujourd’hui. En Orient, Erdogan, le Hamas, Morsi… En Europe, Pegida en Allemagne, Orban en Hongrie, le mouvement Odin en Finlande : les peuples cherchent des sauveurs: les dictateurs populistes sont plébiscités ! Regardez Trump aussi. En France, il y a Marine Le Pen…

Quelle attitude adopter face à cette tentation totalitaire?
Ma famille a disparu à cause d’un totalitarisme. Alors lorsque je vois réapparaître un langage totalitaire – même s’il n’a rien à voir avec le nazisme – ça me blesse personnellement. Je dirais presque que c’est le réveil de l’angoisse. Alors je m’engage, je voyage dans ces pays, j’écris à mon petit niveau. Je me sentirais très mal de ne pas m’engager.

PROPOS RECUEILLIS PAR EMMANUELLE HAZAN