Eurostat et statistiques suisses: brouillage de pistes
Il est toujours instructif de comparer les taux de protection accordés par les Etats européens publiés par Eurostat, l’agence statistique européenne. Une des difficultés est évidemment de faire coïncider les réalités législatives nationales avec les définitions européennes. Pour les Etats membres de l’Union européenne, liés par la directive «Qualification» définissant le statut de réfugié et de la protection subsidiaire, le calcul est vite fait et la comparaison aisée. Mais la Suisse a ses propres catégories. Or, comme c’est au service statistique du SEM de fournir les données à Eurostat, il ventile les informations selon ses propres grilles d’analyse. Pas toujours très correctes.
L’intérêt des statistiques européennes réside dans l’observation des taux de protection octroyés au cours des années, par nationalité, par type de statut. Des taux qui en disent souvent long sur la politique migratoire des Etats. Mais aussi sur l’état d’harmonisation des politiques européennes. Celles-ci ressemblent de fait davantage à une loterie de l’asile pour qui demande une protection.
Or, les chiffres publiés sur Eurostat pour la Suisse posent un réel problème en termes comparatifs. Année après année, le nombre total de décisions est différent, et dans des proportions significatives. Pour 2015 et 2016, les tableaux Eurostat affichent ainsi en moyenne 5000 décisions de plus par an que le total affiché dans les tableaux suisses pour les décisions de première instance. Ces quelque 5000 décisions de plus ne sont pas la somme d’écarts cumulés des différents types de décisions (statuts de réfugié + protections subsidiaires + humanitaires + rejets). Elles proviennent essentiellement des décisions négatives, deux fois plus élevées dans les tableaux Eurostat que dans ceux du SEM. On gonfle le nombre de rejets pour faire baisser mathématiquement le taux de protection affiché pour la Suisse…
Comment l’expliquer?
Après de multiples échanges avec Eurostat et le SEM en 2015 et 2016, nous avons pu établir que le SEM ajoute aux décisions de rejet sur l’asile les décisions de non-entrée en matière (NEM), y compris les décisions NEM Dublin, dans les décisions rejetées. Ceci, alors que Eurostat a pour règle, édictée dans ses «méthodes et définitions» de ne PAS le faire : «Depuis l’année de référence 2014, les demandeurs d’asile rejetés sur la base du fait qu’un autre État membre de l’UE a accepté la responsabilité d’examiner leur demande d’asile au titre du règlement Dublin no 604/2013 ne sont pas inclus dans les données relatives aux décisions négatives.» [1]
Or en 2016, près de 95 % des décisions NEM en Suisse étaient des NEM Dublin. Bref, le SEM inclut ce qui ne devrait pas l’être et que les autres Etats européens ont normalement exclu. Une façon de faire baisser le taux de décisions positives… et de fausser la comparaison.
Le diable se cache dans les détails
D’autres éléments expliquent la non-comparabilité des données. Les normes d’Eurostat exigent des décisions «entrées en force», alors que le SEM les compte à la date de la décision, ce qui n’est pas sans conséquence comptable. En effet, dans les statistiques du SEM, une décision négative ayant fait l’objet d’un recours, cassée et renvoyée au SEM pour nouvelle décision par le Tribunal administratif fédéral, est comptabilisée une deuxième (voire une troisième) fois en première instance, que l’issue soit, positive ou négative.
Précision supplémentaire: c’est le SEM qui ventile les chiffres dans les tableaux Eurostat et cette dernière n’a pas le droit, même si on lui fournit les différents liens, de vérifier les données sur le site du SEM:
«Nous avons le regret de vous informer que nous ne pouvons pas vérifier les données publiées sur d’autres sites que ceux publiés sur le site d’Eurostat.» [2]
Nous attendons maintenant leur réaction au fait que le SEM nous ait confirmé par mail avoir inclu les cas Dublin…
Tout ceci complique évidemment la capacité du chercheur, du journaliste et à plus forte raison du citoyen, d’avoir une véritable grille d’analyse comparative. Et les statisticiens du SEM ont beau jeu de mettre la faute sur Eurostat. Cela nous a déjà préoccupés par le passé, notamment pour ce qui touche aux admissions provisoires et à la protection subsidiaire. [3] Malgré les dénégations du responsable du SEM, à qui nous avions adressé nos conclusions à l’époque, nous pouvons constater, deux ans plus tard, que celles-ci se confirment.
Sophie Malka avec la collaboration de Cristina Del Biaggio
Notes:
[1] Eurostat, Communiqué 53/2015, 20 mars 2015.
[2] Selon un échange de mail du 3 mai 2017: «We regret to inform you that we cannot verify the data published in other websites than Eurostat.»
[3] Sophie Malka, «Admissions provisoires: majoritairement pour raison médicale?», Vivre Ensemble n°153, juin 2015.
Dans le même numéro, lire les décryptages sur les statistiques du SEM et la détention de mineurs