Jurisprudence | Dublin, une faille dans le mur
Dans notre encart « Dublin comment ça marche » publié avec le dernier numéro de la revue Vivre Ensemble, nous avons fait l’impasse sur une décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), l’instance chargée d’interpréter la législation européenne en vue d’une mise en œuvre uniforme par les États membres. Dans leur application du Règlement Dublin, ces derniers doivent, selon cette jurisprudence, faire usage de la clause de souveraineté – donc examiner eux-mêmes la demande d’asile d’une personne et renoncer à son renvoi – dans certaines circonstances de vulnérabilité, indépendamment des conditions d’accueil dans l’État de destination.
Une jurisprudence qui gagne à être connue, expliquée et diffusée car les autorités suisses peinent à la mettre en œuvre. Raison de plus pour que les défenseurs juridiques s’en emparent, pour faire évoluer la pratique du Tribunal administratif fédéral. (SMa/VE)
LES ÉTATS DOIVENT TENIR COMPTE DE LA VULNÉRABILITÉ
Les accords de Dublin et leurs lois d’application constituent une des plus importantes barrières juridiques que rencontrent les défenseurs des requérants d’asile contre un renvoi vers un autre État européen. Dans son ensemble, la loi ne prévoit pas dans quelles circonstances une personne donnée devrait échapper au déplacement forcé dans un autre État. La clause de souveraineté, censée soutenir les situations de vulnérabilité et favoriser un accès effectif à une protection, est si imprécise qu’en pratique elle n’est juridiquement pas opérante. L’invoquer dans un recours est une supplication au juge à faire preuve d’humanité, non un appel au Tribunal à contrôler l’obligation de l’administration de prendre en considération la cause de victimes de violences insoutenables.
En d’autres termes, l’application ou non de la clause de souveraineté est laissée à la libre appréciation du SEM, sans que les requérants eux-mêmes ne puissent en tirer des droits à faire valoir contre un renvoi.
Une brèche juridique à exploiter
Une jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne vient ouvrir une brèche dans ce mur de l’arbitraire qu’est le régime juridique des renvois Dublin. La Cour exprime pour la première fois l’idée que certaines personnes sont si affectées dans leur intégrité ou leur sécurité que les confronter à un renvoi engendre une souffrance supplémentaire et aggrave par là même les atteintes à leur dignité.
Lorsqu’elles sont prises en charge dans un système d’asile, même depuis peu, les victimes d’exil forcé épuisent parfois les dernières ressources adaptatives qu’elles pouvaient encore mobiliser. Les perspectives d’être arrachées à cette espèce de cadre retrouvé engendrent de fortes angoisses. Des angoisses qu’elles n’ont plus les capacités de surmonter et qui vont donc aggraver leur état d’épuisement, leur sentiment de vulnérabilité, d’incompréhension de leurs souffrances et la négation de leur besoin de protection.
La vulnérabilité au centre
La Cour enjoint les États de mettre en place des dispositifs juridiques d’identification de ces situations, et de faire application de la clause de souveraineté. Il s’agit alors de renoncer au renvoi pour des raisons propres à la personne victime d’abus, de maladie ou de précarité sociale majeure, indépendamment des conditions d’accueil dans l’État de destination. Et c’est ce « indépendamment des conditions d’accueil dans l’État de destination » qui modifie radicalement le cadre juridique du système des renvois Dublin, en permettant aux intéressés d’y opposer des motifs qui sont propres à leur personne, leur vécu ou leur parcours.
C’est tout le sens de la loi, dans une démocratie, que de contraindre une administration à reconnaître des droits aux destinataires de décisions potentiellement très répressives. Ainsi d’une décision de renvoi, impliquant des atteintes multiples aux libertés fondamentales. Ces atteintes doivent pouvoir faire l’objet d’exceptions maîtrisées par les gens, et leur permettre de s’opposer efficacement aux injonctions de l’administration sur leur sort.
Publiée il y a plus d’une année, cette jurisprudence peine cependant à influencer effectivement la pratique du Tribunal administratif fédéral (TAF).
Il faut regretter le peu d’empressement du TAF à s’approprier et à mettre en œuvre le seul dispositif juridique existant actuellement et susceptible de permettre aux victimes de violences graves, aux personnes en situation familiale complexe ou aux familles éprouvées par l’exil, de faire valoir utilement leur besoin de protection.
KARINE POVLAKIC
JURISTE