Réflexion | Réhabiliter la solidarité criminalisée
Lorsque des êtres humains vivent ensemble, des réseaux de solidarité se développent : on s’entraide, on se soutient mutuellement, et cette solidarité est facteur de cohésion sociale, dans le souci réciproque du bien-être des uns et des autres. Mais des mécanismes d’exclusion peuvent aussi s’instaurer : on considère un certain groupe de personnes comme une menace pour la sécurité et la paix du vivre ensemble. Dès lors, gare à celles et ceux qui se déclarent solidaires de ces personnes dites dangereuses. Le fait de veiller à leur bien-être, de les soutenir, menace également la cohésion sociale, et il faut donc réprimer cette solidarité. Il en résulte une sorte de dédoublement de l’exclusion : non seulement sont ostracisées les personnes jugées dangereuses, mais aussi les personnes qui estiment devoir être solidaires à leur égard ! C’est cet étrange paradoxe d’une solidarité inversée en crime que nous voulons étudier d’un peu plus près. Cas assez rare, il faut le dire, où, à l’aide du droit, on punit une valeur morale.
SOLIDARITÉ: C’EST DU SOLIDE
Prenons le temps d’une définition. Mon Petit Robert me dit que le terme de solidarité (qui existe depuis 1693) caractérise une « relation entre personnes ayant conscience d’une communauté d’intérêts, qui entraîne, pour les unes, l’obligation morale de ne pas desservir les autres et de leur porter assistance ». L’adjectif « solidaire » (connu depuis 1462) a son origine étymologique dans la formule juridique latine in solidum, qui signifie « pour le tout ». S’y joue donc une dimension d’intégrité : elle vaut « pour le tout ». D’ailleurs, solidus, en latin, signifie également « entier, fiable, indéfectible, fidèle ».
Mais malgré ce lien avec la solidité, la solidarité comporte aussi une fragilité : elle n’est « que» morale et peut donc être facilement contestée. Et cela précisément au nom de la cohésion sociale que l’on retourne soudain contre elle. C’est ce qu’on observe aujourd’hui, tant sur le plan de l’Europe qu’en Suisse.
LE COMBAT EUROPÉEN CONTRE LES SOLIDAIRES
Depuis bien longtemps, l’Europe s’est constituée en forteresse, assouplissant ses frontières internes et durcissant d’autant ses frontières externes. Ces dernières années, ce durcissement s’effectue aussi aux dépens de la solidarité à l’égard des migrantes et migrants. Cela peut surprendre, puisque, le 5 juillet 2018, le Parlement européen rappelait encore qu’une telle aide ne devait en aucun cas être criminalisée !
Pourtant, les exemples défraient la chronique depuis un certain temps déjà. Pour « réduire les flux migratoires », selon l’ex- pression consacrée, l’Europe a arraisonné tous les bateaux de sauvetage d’ONG sur la mer Méditerranée : leurs actions de sauvetage sont considérées comme profitant aux passeurs, et donc criminelles. La bourgade de Riace, en Calabre, ville-refuge pour de nombreux exilés, a perdu d’un jour à l’autre ses subsides, et son maire, Mimmo Lucano, longtemps arrêté, est interdit de séjour dans sa ville. Dans la vallée de la Roya, à la frontière entre l’Italie et la France, Cédric Herrou était depuis 2016 sous le coup d’une procédure judiciaire pour avoir hébergé des migrants et les avoir aidés à passer la frontière. Il a été relaxé pour toutes ces charges en février 2019. Entre-temps, les exilés franchissent la frontière plus au nord, dans la région de Briançon, et ce sont les « sept de Briançon » qui sont aujourd’hui accusés de favoriser « en bande organisée » l’entrée illégale en France.
Signalons qu’en lien avec la procédure contre Cédric Herrou, le Conseil consultatif français a pris une décision ambiguë : il a déclaré que l’aide au séjour illégal sur le territoire français ne pouvait pas être considérée comme un délit en vertu du principe de fraternité, mais il a maintenu le caractère illégal de l’aide à l’entrée sur le territoire. Il n’a donc supprimé qu’une partie du « délit de solidarité » !
PROCÉDURE SUISSES : EXEMPLES ET BASE LÉGALE
La Suisse s’est aussi illustrée par des procédures judiciaires contre des personnes solidaires. En automne 2017, la Tessinoise Lisa Bosia Mirra a fait l’objet d’un procès parce qu’elle favorisait l’entrée illégale de mineurs non accompagnés en Suisse. L’année passée, le pasteur Norbert Valley, d’une Église libre de l’Arc Jurassien, a été accusé de favoriser le séjour illégal d’un jeune requérant d’asile débouté (son seul crime était de vivre en Suisse à défaut d’avoir été renvoyé dans son pays…). Le 6 décembre dernier, Anni Lanz, une militante bâloise, a été condamnée par le tribunal de district de Brigue pour avoir favorisé le retour illégal d’un jeune requérant d’asile renvoyé en Italie malgré de graves symptômes de traumatisme. Même si son action a été jugée « de peu de gravité », la sanction n’en était pas moins élevée : une amende de 800 francs et des frais de procédure de 1 400 francs.
Quelle est la base légale de ces démarches pénales ? C’est l’article 116, al. 1, de la Loi sur les étrangers et l’intégration (LEI), qui punit « d’une peine privative de liberté d’un an au plus ou d’une peine pécuniaire » quiconque « en Suisse ou à l’étranger, facilite l’entrée, la sortie ou le séjour illégal d’un étranger ou participe à des préparatifs dans ce but » ou « facilite, depuis la Suisse, l’entrée, le transit, la sortie ou le séjour illégal d’un étranger dans un État Schengen ou participe à des préparatifs dans ce but ». Dans ses paragraphes 2 et 3, l’article prévoit un allègement de la peine « dans les cas de peu de gravité » et une aggravation jusqu’à cinq ans de privation de liberté, en revanche, si « l’auteur agit pour se procurer ou procurer à un tiers un enrichissement illégitime » ou s’il « agit dans le cadre d’un groupe ou d’une association de personnes, formé dans le but de commettre de tels actes de manière suivie. »
PROCÉDURES SUISSES: EXEMPLES ET BASE LÉGALE
La Suisse s’est aussi illustrée par des procédures judiciaires contre des personnes solidaires. En automne 2017, la Tessinoise Lisa Bosia Mirra a fait l’objet d’un procès parce qu’elle favorisait l’entrée illégale de mineurs non accompagnés en Suisse. L’année passée, le pasteur Norbert Valley, d’une Église libre de l’Arc Jurassien, a été accusé de favoriser le séjour illégal d’un jeune requérant d’asile débouté (son seul crime était de vivre en Suisse à défaut d’avoir été renvoyé dans son pays…). Le 6 décembre dernier, Anni Lanz, une militante bâloise, a été condamnée par le tribunal de district de Brigue pour avoir favorisé le retour illégal d’un jeune requérant d’asile renvoyé en Italie malgré de graves symptômes de traumatisme. Même si son action a été jugée « de peu de gravité », la sanction n’en était pas moins élevée : une amende de 800 francs et des frais de procédure de 1 400 francs.
Quelle est la base légale de ces démarches pénales ? C’est l’article 116, al. 1, de la Loi sur les étrangers et l’intégration (LEI), qui punit « d’une peine privative de liberté d’un an au plus ou d’une peine pécuniaire » quiconque « en Suisse ou à l’étranger, facilite l’entrée, la sortie ou le séjour illégal d’un étranger ou participe à des préparatifs dans ce but» ou «facilite, depuis la Suisse, l’entrée, le transit, la sortie ou le séjour illégal d’un étranger dans un État Schengen ou participe à des préparatifs dans ce but ». Dans ses paragraphes 2 et 3, l’article prévoit un allègement de la peine « dans les cas de peu de gravité » et une aggravation jusqu’à cinq ans de privation de liberté, en revanche, si «l’auteur agit pour se procurer ou procurer à un tiers un enrichissement illégitime » ou s’il « agit dans le cadre d’un groupe ou d’une association de personnes, formé dans le but de commettre de tels actes de manière suivie.»
ACHARNEMENT JURIDIQUE
Lorsqu’on lit les considérants du 7 décembre 2018 du jugement prononcé à l’encontre d’Anni Lanz, on est frappé par l’incroyable zèle avec lequel le juge de district et la greffière de Brigue s’attachent à prouver, sur quatorze pages bien remplies (!), que la militante était indubitablement dans son tort. La défense avait invoqué un « état de nécessité », licite ou excusable, selon les articles 17-18 du Code pénal suisse. Il s’agit de la possibilité de commettre un acte punis- sable « pour préserver d’un danger imminent et impossible à détourner autrement un bien juridique » ou « pour se préserver ou préserver autrui d’un danger imminent et impossible à détourner autrement menaçant la vie, l’intégrité corporelle, la liberté, l’honneur, le patrimoine ou d’autres biens essentiels ». Les juristes valaisans démontent point par point l’argumentation. Ils contestent tout état de nécessité, défendent coûte que coûte l’application suisse des accords de Dublin, ne prenant en compte ni la situation catastrophique des réfugiés en Italie, ni la gravité des problèmes médicaux de la personne concernée. Pourquoi cet acharnement pour un cas pourtant jugé «de peu de gravité » parce que « purement humanitaire » ?
RETROUVER LE MOTIFS HONORABLES
L’article 116, cité ci-dessus, ne comporte pas d’exceptions, mais seulement des degrés de gravité. Il n’en a pas toujours été ainsi. Son « ancêtre » avant la révision de 2008, l’article 23, al. 3, de la Loi sur le séjour et l’établissement des étrangers (LSEE), disait que l’aide à l’entrée, à la sortie ou au séjour illégal d’un étranger n’est pas punissable si elle s’effectue au nom de « mobiles honorables ». Cela a conduit la conseillère nationale genevoise Lisa Mazzone à déposer en septembre 2018 une initiative parlementaire (18.461) demandant que cette clause des mobiles honorables soit à nouveau introduite dans l’article 116. Dans son développement, Lisa Mazzone cite l’ancienne présidente de la Confédération Ruth Dreifuss qui demandait, en parlant des Justes suisses qui avaient décidé de violer la loi sur les étrangers au nom de leur conscience : « Qui sommes-nous pour juger cette conscience ? »
Ainsi, à ceux qui qui disent « La loi, c’est la loi ! », on rétorquera que cette légalité doit toujours être éprouvée dans sa légitimité au nom de principes supérieurs, appelés à guider et à encadrer la conscience : le respect des droits fondamentaux et des droits humains.
À titre de principe supérieur, on pourrait aussi évoquer l’omission de porter secours à personne en danger, ainsi que le prévoit le droit de la mer. Ou encore s’inspirer du Code pénal suisse (art. 128.4) qui non seulement incrimine l’omission de porter secours « à une personne en danger de mort imminent », mais condamne aussi « celui qui aura empêché un tiers de prêter secours ou l’aura entravé dans l’accomplissement de ce devoir ». Dès lors, en provoquant un peu : les instances qui intentent des procès aux personnes solidaires au nom de l’article 116 de la LEI ne se rendent-elles pas punissables d’une telle entrave ?
EN GUISE DE CONCLUSION : UN DEVOIR CONSTITUTIONNEL
Pourtant la solidarité n’a pas dit son dernier mot. Nombreux sont ceux qui s’engagent à réhabiliter la solidarité ainsi criminalisée : des maires d’Italie proclament leurs villes solidaires ; des personnes manifestent leur soutien, à Brigue ou ail- leurs; des centaines de personnes signent la pétition de Solidarité sans frontières en faveur de l’initiative parlementaire de Lisa Mazzone; etc.
Quel argument peut-on faire valoir pour cette lutte contre la criminalisation ? Ne craignons pas de viser haut, et j’invoquerai dans ce sens le préambule de la Constitution fédérale : s’il est bien vrai que « la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres », la solidarité à l’égard des migrantes et des migrants est un devoir constitutionnel. Elle a donc encore de beaux jours devant elle, espérons !
PIERRE BÜHLER
Professeur de théologie à l’Université de Zurich
Le slameur suisse Narcisse met en mots le « délit de solidarité ». En jouant sur l’absurdité d’interdire le contraire de ce qui est interdit, Narcisse fait résonner le devoir d’assistance à personne en danger avec l’acte d’offrir un lit ou à manger à une personne réfugiée. Poésie qui fait méditer.
Cette vidéo a été diffusée le 4 janvier 2019 par la Radio Télévision Suisse romande.