Villes refuges | Exclusions d’État versus inclusions urbaines
Qu’elles émanent d’initiatives citoyennes ou de volontés politiques locales, diverses actions ont récemment été menées en vue d’inclure les hommes, femmes et enfants migrants dans la vie de la cité. Elles viennent contrebalancer les politiques toujours plus restrictives et répressives des États et des instances supranationales comme l’Union européenne. Cartes d’identité municipales offrant accès aux services sociaux, appels publics pour un accueil des personnes secourues en mer: les efforts provenant de municipalités engagées se multiplient. Elles font écho à un principe de réalité : la migration fait partie de notre société et de nos villes. Tour d’horizon.
Cachée dans une petite ruelle du quartier tendance d’El Raval à Barcelone se niche une boutique vendant t-shirts, pull-overs, casquettes et sacs de toutes les couleurs, avec des illustrations sérigraphies de styles différents. La boutique Top Manta n’est pourtant pas tout à fait ordinaire. Elle est née d’une lutte syndicale quelque peu inhabituelle. Gérée par un groupe de vendeurs de rue, cette coopérative emploie des personnes sans statut légal et vise à sécuriser leur séjour en Espagne.
En 2015, Lamine et ses partenaires lancent un projet de financement participatif en ligne. Le but est de réunir des fonds pour une machine de sérigraphie afin de pouvoir lancer leur propre ligne d’habits. Pari réussi : plus de 2 500 personnes participent au financement et Top Manta peut voir le jour.
Pour s’organiser en syndicat de base, ils se sont baptisés los Manteros, en référence au nom donné à ces hommes (surtout) qui vendent des sacs, chaussures ou autres objets destinés aux touristes sur les promenades de plage ou les grandes places durant l’été. Manteros signifie littéralement « couverture », sur lesquelles ils posent leurs objets pour les remballer à toute vitesse lorsque la police arrive. Manteros n’est pas un syndicat officiel, explique Lamine, « mais nous fonctionnons comme tel: nous soutenons les travailleurs en essayant de leur fournir un contrat de travail, en les accompagnant dans des démarches administratives et de défense des droits ». Le syndicat a été formé à l’initiative de plusieurs vendeurs de rue, pour la plupart issus de la communauté sénégalaise. Le fait que bon nombre de ses membres n’ont pas de titre de séjour lui confère bien évidemment un rôle singulier. « Les contrats d’emploi que nous pouvons offrir par le biais de notre coopérative nous permettent d’aider les personnes du syndicat à sécuriser leur statut en Espagne », ajoute-t-il.
En effet, selon la loi espagnole, une personne peut être candidate à la régularisation si elle peut prouver qu’elle se trouve sur sol espagnol depuis plus de trois ans et qu’elle a bénéficié pendant un an d’un contrat de travail. « Avec 20 à 25 % de chômage structurel dans la population espagnole, vous pouvez imaginer que pour les personnes sans- papiers, c’est quasiment mission impossible de trouver un contrat stable » soupire Ignasi Calbo, le directeur du projet « Barcelone, ville refuge ». Pourtant, la ville a trouvé plusieurs moyens de faciliter l’accès des personnes sans titre de séjour au marché du travail. Selon M. Calbo, la cité catalane a décidé de passer d’une politique de charité, ou humanitaire, à une approche basée sur les droits universels. En découle un soutien à de nombreuses initiatives comme des bars autogérés ou encore un projet de récupération et de débarras du métal usagé. La municipalité fournit aussi des cartes d’identité officielles afin d’aider les personnes à prouver leur séjour sur territoire espagnol. Grâce à cette même carte, valide à Barcelone, une personne peut être défendue plus facilement en cas de placement dans un centre de renvoi. Elle permet aussi d’accéder à des services de santé et sociaux.
Au niveau européen, la maire de Barcelone Ada Colau défie également les politiques migratoires. Le 9 février 2019 à Rome, elle a ainsi rédigé avec d’autres maires un manifeste de soutien aux ONG présentes en mer Méditerranée. Réunissant Barcelone, Madrid, Saragosse, Valence, Naples, Palerme, Syracuse, Milan, Bologne et Latina, l’alliance représente une volonté politique forte de certaines grandes cités méditerranéennes de se positionner en tant que villes solidaires. Pour Colau, cette action vise à «sauver l’Europe d’elle-même »[1].
En Suisse, plusieurs démarches similaires émanent de mouvements de base ou de partis politiques. Elles poussent les villes à adopter des mesures d’inclusion visant une égalité des droits effective. À Berne, le collectif citoyen « Wir Alle sind Bern » lutte pour la «reconnaissance de la migration comme réalité sociétale»[2] et l’adaptation des lois et outils politiques en conséquence. À Zurich, la « Züri City Card »[3] s’inspire de l’exemple new-yorkais et veut donner aux 14 000 sans-papiers de la ville « le droit d’avoir des droits »[4], soit la possibilité d’accéder aux services de base et de s’identifier sans devoir divulguer leur statut de séjour. Soutenue par une motion du groupe Parti socialiste (PS) – Verts – Liste alternative et acceptée par le législatif de la ville en octobre 2018, elle sera intégrée dans la loi d’ici deux ans. Enfin, en septembre dernier, un postulat a été déposé de façon coordonnée par des élu. e. s du PS dans plusieurs municipalités suisses allemandes. Il milite en faveur de l’accueil des personnes secourues en mer Méditerranée, suivant l’exemple du positionnement des villes comme Barcelone.
Malgré cela, tout reste à faire. La municipalité de Lausanne a par exemple refusé de rejoindre le réseau européen de villes refuges en expliquant déjà faire partie de l’initiative des villes pour la politique sociale.[5] Un label intéressant, mais qui, s’il devait être véritablement inclusif, passerait aussi par une remise en cause des politiques migratoires européennes dont le seul paradigme est de rendre son territoire inaccessible. À titre d’exemple, si chaque municipalité dite«progressiste» accueillait dix personnes secourues en Méditerranée, les débats en cours seraient empreints d’une autre dynamique. Le blocage des bateaux et la criminalisation des mouvements solidaires n’en paraîtraient que plus absurdes, criminels. La signature de la récente Déclaration de Genève sur la protection des droits de l’homme en mer du maire de Genève Sami Kanaan[6] sera-t-elle un premier pas dans cette direction ou restera- t-elle symbolique ?
Face au projet européen d’externalisation des frontières, à la montée en puissance de discours xénophobes et de politiques d’États souverainistes, le succès de Top Manta et des initiatives décrites ci-dessus paraît dérisoire. Pourtant, ces mouvements sont le signe que des liens peuvent se créer entre politiques urbaines progressistes et autodétermination de communautés migrantes, qui font, elles aussi, partie intégrante du visage de l’Europe et de nos villes.
KIRI SANTER Doctorante
Institut für Sozialanthropologie, Université de Berne
EN BREF
116 AVOCAT·E·S CONTRE LE DÉLIT DE SOLIDARITÉ
Cent-seize avocates et avocats, des quatre coins du pays, ont rejoint la campagne en faveur de l’initiative pour dépénaliser l’aide aux personnes migrantes lorsque le mobile est honorable, annonce Solidarité sans frontières dans son dernier bulletin.
Ils et elles soutiennent donc la modification de l’article 116 de la loi sur les étrangers (LEI) qui doit être débattue cet automne au Parlement. Dans l’attente d’une révision formelle de la loi, les avocats appellent les secteurs honnêtes et humains du Pouvoir judiciaire à user de toute la marge de manœuvre que le droit interne et international leur offre et à refuser de poursuivre et/ou condamner les actes de solidarité. Les avocats se disent disponibles « pour défendre celles et ceux que l’État poursuit pour des gestes qui ne mériteraient que gratitude ».
[1] Ada Colau, The mayors’ manifesto on migration : an appeal to European cities, Il manifesto, 11 février 2019
[2] https://wirallesindbern.ch/manifest/
[3] https://www.zuericitycard.ch/projekt
[4] Selon la formule d’Hannah Arendt dans Les Origines du Totalitarisme Vol. 2 L’impérialisme, trad. de l’angl. par Martine Leiris, Paris, Fayard, 1982 (The Origins of Totalitarianism, New York, Harcourt/Brace, 1951)
[5] Voir la réponse de la Municipalité au postulat de M. Pierre-Yves Oppikofer « Lausanne Ville-refuge ». Rapport-préavis N° 2017/52. Lausanne, le 26 octobre 2017
[6] Tribune de Genève, 22 Mai 2019. La Ville veut protéger les migrants en mer, https://m.tdg.ch/articles/31751321