« Crise migratoire ». Du régime de vérité au mot clé
Automne 2015, politiciennes, politiciens et médias ont recours au terme « crise migratoire » pour désigner l’augmentation d’arrivées de personnes en quête de refuge sur les côtes nord de la mer Méditerranée. L’expression s’installe progressivement dans le langage commun comme une évidence. Mais le mot «crise» fait peur. Il évoque la perte de contrôle, les arrivées trop nombreuses pour être maitrisées. À l’époque déjà cette utilisation s’avérait trompeuse, car ce que les chiffres signifiaient surtout était un manque de solidarité et de mauvais choix de politique migratoire de la part des pays de l’UE. Or, aujourd’hui, alors que le nombre des arrivées de personnes venues chercher refuge en Europe a drastiquement baissé depuis 2015, l’expression «crise migratoire» occupe toujours une place de choix dans les médias. Et la peur qu’elle contribue à alimenter pourrait, on le sait, se ressentir dans les urnes en octobre.
En 2015, corps politique et médias ont eu recours de manière extensive à l’expression « crise migratoire » pour désigner l’augmentation dite « inédite » du nombre d’arrivées de personnes venues chercher refuge en Europe. Images et chiffres venaient renforcer le sentiment de foule immense, engendrée par des goulots d’étranglement à certaines frontières, une gestion chaotique et un bras de fer politique à l’échelle européenne. Dans les médias comme à Bruxelles, peu nombreuses ont été les voix qui ont porté un regard historique ou structurel pour expliquer le phénomène. Celles qui se sont élevées ont dénoncé le recours à cette expression alarmante – pour le public – et trompeuse, permettant la mise en place de mesures exceptionnelles et exceptionnellement contraires au respect des droits humains. Le Comptoir des médias avait ainsi proposé de parler d’une « crise de la gestion migratoire »¹, démontrant comment la réalité témoignait plutôt d’une crise politique et de l’accueil. Interrogée par le Temps en 2019, Louise Arbour, ancienne Haut-Commissaire aux droits de l’Homme des Nations Unies, le rappelait: « En Europe, on a parlé de crise migratoire avec 2 millions de réfugiés. Dans un ensemble qui représente 500 millions d’habitants, c’était une crise de gestion et non migratoire, une crise intraeuropéenne due à un manque de solidarité des États membres de l’UE.» (Louise Arbour, Le Temps, «Le repli nationaliste des démocraties est inquiétant », 1.06.2019).
Or, depuis 2017 les arrivées de personnes réfugiées en Europe n’ont cessé de baisser. Non pas en raison du recul des conflits dans le monde, mais notamment suite à la mise en place de politiques européennes d’externalisation des frontières sur la route des Balkans et en Afrique.
Les personnes décédées au cours de leur parcours migratoire, dans les geôles libyennes ou dans la mer Méditerranée s’additionnent alors que les pays européens accueillent au compte-gouttes des personnes repêchées par des ONG criminalisées. Même pour les quelques rescapés, Eurostat évoque en 2018 un recul de la protection offerte par les États européens de près de 40 % par rapport à l’année précédente. Le nombre d’arrivées a baissé et les personnes parvenant en Europe peinent à rester. Pas de quoi voir vaciller notre place au soleil donc.
Pourtant, à la lecture de la presse romande la crise semble se poursuivre comme en 2015. Dans certains quotidiens, l’expression « crise migratoire » est toujours présente. Elle est même utilisée en mot-clé, dont la fonction est de problématiser en un clin d’œil le sujet de l’article: « Crise migratoire. L’Union tente d’éviter le naufrage » (Le Courrier, 29.06.2018); « Crise migratoire. De nombreux corps rejetés sur la plage à Djibouti» ( 24Heures, 30.01.2019); « Crise migratoire. Sept migrants se noient au large de Lesbos» (20Minutes, 11.06.2019); « Crise migratoire. Paris prêt à accueillir 10 migrants du Sea Watch3 » (TDG, 29.06.2019). Ces récents articles proviennent presque tous de dépêches de l’Agence Télégraphique Suisse (ATS). Contactée, l’agence nous précise que sa première utilisation comme mot- clé date du 04.09.2015. Or, s’il a beaucoup été employé dans leurs dépêches en 2015 et 2016, il est en net déclin depuis 2017, l’ATS ayant spécifiquement décidé d’y renoncer pour parler des événements actuels.
Aujourd’hui, certains quotidiens ont d’ailleurs choisi de s’en distancer en utilisant d’autres expressions comme frontières, migrations, migrants, statistiques. Sa permanence dans d’autres médias relève-t-elle alors d’un choix éditorial ? À l’interrogation du Comptoir des médias, portant sur cette utilisation que nous estimions abusive et anxiogène, un rédacteur en chef explique: «Crise migratoire est un terme désormais couramment utilisé dans les médias et non stigmatisant. » (31.01.2019). Le jugement est posé.
L’utilisation récurrente du mot-clé «crise migratoire» devrait dès lors inquiéter, justement parce qu’il est perçu par la profession comme «non stigmatisant» et que son usage s’étend et se normalise, quel qu’en soit l’impact sur le public. Dans les exemples cités ci-dessus, l’expression vise à décrire des arrivées de personnes migrantes en Europe, même en nombre minime. Elle a aussi été utilisée pour désigner les tensions à la frontière étasunienne et mexicaine ou au sujet de la situation politique récente au Venezuela. Que cherche-t-on alors à désigner? Le déplacement conséquent de personnes fuyant une situation de crise ? Ou des tensions politiques aux frontières? Les points communs restent ambigus.
La presse reproduit donc par automatisme ce mot-clé issu d’une rhétorique politicienne qui permet la mise en place de mesures exceptionnelles. Un journaliste en formation interrogeait le Comptoir des médias cet été sur la manière dont certaines expressions utilisées par certains partis ouvertement hostiles aux réfugiés se banalisent et entrent dans le discours des médias. Difficile d’en décrire la cause qui relève d’un mécanisme complexe. La conséquence par contre s’observe au quotidien: ce transfert crée l’illusion d’un«régime de vérité » qui départage le « vrai » du « faux », le«bon»du«mauvais». Or, selon un article de Mazzochetti et Yzerbyt²: « Un régime de vérité est lié aux systèmes de pouvoir qui le produisent et sur lequel ils exercent ses effets ». C’est précisément l’impact de cette normalisation qu’il s’agit de ne pas mini- miser. Décrypter les discours des tiers, mais aussi s’interroger sur ses propres pratiques est au cœur du travail des journalistes, celui que le Comptoir des médias cherche précisément à accompagner. Et pour éviter ce type de glissements sémantiques imprégnant progressivement l’ensemble de l’échiquier politique, les médias ont clairement un rôle important à jouer.
GIADA DE COULON
Pour le Comptoir des médias