Témoignage | Coincée à Lesbos, Rona espère rejoindre son mari à Lausanne
« MA JOURNÉE EST UNE FILE D’ATTENTE »
L’incendie survenu en octobre dernier dans le camp de Moria, sur l’île de Lesbos, et qui a entraîné la mort d’une femme et d’un enfant, a été relayé par de nombreux médias européens. Ce tragique événement a ainsi rappelé à l’Europe la violence et le danger auxquels font face les personnes coincées en surnombre dans les « hotspots » de Grèce [1]. Une situation intenable, notamment due à l’accord conclu entre l’Union Européenne et la Turquie [2]. Un autre type de violence, moins visible, est celle de l’attente indéterminée dans de telles conditions, conséquence de la lenteur du fonctionnement bureaucratique qui échoue à faire face à la surpopulation.
[caption id="attachment_56955" align="alignleft" width="345"] Elisa Eggel[/caption]
La procédure d’asile sur les îles grecques
Lorsqu’une personne arrive à Lesbos, elle est d’abord enregistrée par la police. Elle attend ensuite d’être convoquée à un examen médical lors duquel il sera décidé si elle doit être reconnue comme vulnérable. Après cet examen, la personne a rendez-vous avec les autorités grecques pour déposer sa demande d’asile officielle. C’est également durant ce rendez-vous qu’elle peut formuler une demande de regroupement avec un membre de la famille résidant en Europe. À ce stade, elle reçoit un papier communément appelé «Ausweis» (permis en allemand), attestant de son statut de requérante d’asile, et sur lequel figure la date de son audition. Si le papier comporte un tampon rouge, cela signifie que la personne n’est pas considérée vulnérable et a, par conséquent, l’interdiction de quitter l’île jusqu’à l’issue de sa procédure. S’ensuit alors une attente interminable jusqu’à l’audition (parfois deux ans d’attente), suite à laquelle les autorités décideront du droit de séjour de la personne.
Rona attend depuis plusieurs mois dans le camp de Moria, avec ses trois enfants, de pouvoir rejoindre son mari à Lausanne. Âgée de 28 ans, elle a fui l’Afghanistan pour échapper aux talibans. Elle s’est rendue d’abord en Iran puis en Turquie. Après trois jours et trois nuits dans la forêt, sans autre nourriture que des biscuits, la famille est parvenue à rejoindre la côte turque et a traversé la mer sur un bateau chargé de 35 personnes.
À leur arrivée à Lesbos en août, une ONG leur fournit une tente de camping et deux couvertures à partager. Par peur des hommes, une voisine de tente dort avec eux. À la fin du mois d’octobre, quand les pluies commencent à se densifier, Rona est transférée dans un container. Elle vit désormais dans une pièce d’environ 3mètres carrés, dotée d’un lit superposé en métal. Leur réserve de nourriture est disposée sur l’étage du haut afin de l’abriter des rats. L’un des enfants dort en bas, sur un matelas offert par des voisins et les deux autres dorment avec leur mère à même le sol, sur des morceaux de cartons disposés pour isoler du froid. Aujourd’hui, Rona attend son rendez-vous avec les autorités grecques, lors duquel elle pourra signifier son souhait de rejoindre son mari en Suisse. Titulaire d’un permis F, ce dernier a l’interdiction d’en quitter le territoire et ne pourrait y retourner s’il la rejoignait en Grèce.
Rona doit donc gérer seule ses enfants et le quotidien à Moria. Dans cette base militaire d’une capacité d’hébergement de 3 100 places, où se trouvent actuellement 14 000 personnes, elle raconte que chacune de ses journées « est une file d’attente ». Elle se lève à 6h et se rend à la file pour le petit-déjeuner où elle attend jusque vers 8h30. Elle l’amène à ses enfants puis, à 10h30, retourne faire la queue pour le repas de midi. Elle attend parfois jusqu’à 14h30 pour recevoir sa barquette de nourriture. Enfin, à 16h30, elle retourne dans la file d’attente pour le repas du soir. Lorsqu’elle veut nettoyer ses vêtements ou prendre une douche, elle doit sauter un repas. Et l’attente est partout: il faut parfois patienter plus d’une heure pour accéder aux toilettes ou une journée entière pour espérer voir un médecin. Craignant les vols, fréquents dans le camp, Rona demande à ses enfants de rester dans le container pendant son absence. Ceux-ci ne peuvent donc presque pas sortir de la journée. Âgés de 4, 5 et 7 ans, ils souffrent de l’impossibilité de jouer, de sortir, sans parler de leur déscolarisation. Chaque fois qu’elle les laisse, Rona est inquiète pour eux, et surtout pour ses filles. Dans un tel contexte de tensions et de précarité, les femmes et les filles font en effet face à un risque particulièrement élevé d’agressions.
Rencontrer Rona nous rappelle que, loin d’être isolée des débats, la Suisse est autant concernée que ses voisins par le drame qui se joue en Grèce. À l’heure où certains se félicitent de la fermeture de foyers d’accueil et de la baisse des demandes d’asile en Suisse, des gens sont coincés dans les camps et attendent, comme Rona, de pouvoir rejoindre leur famille. Il est temps que les autorités fassent preuve de courage politique et ouvrent la porte à ces personnes maintenues dans un chaos inhumain et dangereux. En ce sens, la Suisse se doit notamment de participer de façon constructive aux discussions sur la répartition des personnes en Europe et accepter au plus vite les demandes de regroupement familial. Il est urgent de dépasser les peurs irrationnelles face à de prétendus «faux réfugié-es », de reconnaître que la situation en Syrie, en Afghanistan ou en RDC est loin de s’arranger et de prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme au plus vite à ce drame humanitaire.
ELISA EGGEL
Tout va bien dans les hotspots grecs ?
[caption id="attachment_56956" align="alignleft" width="418"] Elisa Eggel[/caption]Plusieurs organisations ont fustigé la décision de la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) de rejeter pour l’essentiel la requête du 16 juin 2016 dont l’avaient saisie 51 personnes de nationalité syrienne, palestinienne et afghanes maintenues de force dans une situation de grande détresse dans le hotspot de Chios, en Grèce. Les 51 requérant-e-s, identifié-e-s lors d’une mission d’observation comme privé-e-s de liberté avaient invoqué la violation de plusieurs dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Des violations attestées par de nombreuses instances internationales et européennes, des ONG locales et internationales rappellent l’Association Européenne pour la défense des Droits de l’Homme (AEDH), l’Associazione per gli Studi Giuridici sull’Immigrazione (ASGI), EuroMed Droits, le Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigré.es) et Migreurop dans un communiqué. Les plaignants avaient, entre autres, démontré «l’insuffisance et le caractère inadapté de la nourriture, les conditions matérielles parfois très dangereuses, les grandes difficultés d’accès aux soins, l’absence de prise en charge des personnes les plus vulnérables –femmes enceintes, enfants en bas âge, mineurs isolés–, aggravées par le contexte de privation de liberté qui caractérise la situation dans les hotspots, mais aussi l’arbitraire administratif, particulièrement anxiogène du fait de la menace permanente d’un renvoi vers la Turquie». Les ONG estiment qu’en relayant, dans sa décision, «l’habillage formel donné par les autorités grecques et l’Union européenne au mécanisme des hotspots, la CourEDH prend la responsabilité d’abandonner les victimes et conforte l’hypocrisie d’une politique inhumaine qui enferme les exilé.es quand elle devrait les accueillir». (Migreurop, 07.11.2019)
DANIELA CAMELO
[1] Par exemple l’excellent article de Cécile de Kervasdoué, «Insalubrité, manque de nourriture, violences : le calvaire des enfants du camp de réfugiés de Lesbos», FranceInter, publié le 14 octobre 2019.
[2] Cet accord, signé en 2016, prévoit notamment le renvoi en Turquie des personnes arrivées en Grèce depuis son territoire, sous réserve que celles-ci ne soient pas considérées comme « vulnérables ».