Ordre des avocats | Les mesures de « l’Ordonnance Covid-19 asile » jugées inconstitutionnelles et insuffisantes
Les organisations de défense du droit d’asile ne sont pas les seules à avoir demandé la suspension des procédures d’asile durant la période de semi-confinement visant à gérer la crise sanitaire. L’Ordre des avocats de Genève (ODAGE) a adressé une lettre le 16 avril 2020 à la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter, cheffe du Département fédéral de justice et police (DFJP) pour demander une « suspension urgente et immédiate » des procédures d’asile. Dans leur lettre, les avocats estiment en particulier que les mesures édictées dans l’Ordonnance Covid-19 asile par le Conseil fédéral le 1er avril 2020 « violent directement le principe conventionnel et constitutionnel de non-refoulement pour les requérants d’asile et sont insuffisantes pour sauvegarder la santé, respectivement la vie, des requérants d’asile ainsi que de tous les intervenants associés à une procédure d’asile, tout en assurant le respect d’une procédure d’asile juste et équitable. » Leur argumentaire, qui rejoint l‘avis de droit du professeur Tanquerel, n’a pas davantage été entendu que les appels des ONG. Les procédures d’asile n’ont été interrompues qu’une semaine pour permettre l’aménagement des salles d’audition, faisant fi des nombreuses autres problématiques que le suivi des procédures impliquait.
A l’heure du retour à la normal, il essentiel que certaines thématiques ne restent pas ignorées : la non-suspension des procédures d’asile durant l’entier de la période de semi-confinement a eu des conséquences psychiques et psychologiques sur les personnes relevant du droit d’asile, ainsi que sur tou.te.s les intervenant.e.s nécessaires aux procédures d’asile. Le 12 juin 2020, le Conseil fédéral a annoncé la poursuite de trois mois de l’Ordonnance Covid-19 jusqu’au 1e octobre 2020. Signal d’un aveuglement face aux critiques émises, la prolongation de ces mesures exceptionnelles sur un plus long terme les rend d’autant plus problématiques.
Parmi les nombreuses prises de position qui avaient demandé aux autorités fédérales de suspendre les procédures d’asile, l’Ordre des avocats de Genève a formulé un plaidoyer important répertoriant les violations qu’entraînerait leur maintien. L’accès à une défense juridique, notamment, dans le cadre de la nouvelle procédure, n’est pas prise en compte par l’Ordonnance COVID-19. La difficulté de trouver des interprètes, de dialoguer avec sa représentant.e. juridique, de consulter des médecins et d’être contraint de prendre des transports publics non plus. La lettre conclut que « le maintien des procédures a un impact sur le fonctionnement de l’activité judiciaire, tant en Suisse qu’à l’étranger, crée un risque accru de violation des droits fondamentaux de procédure des requérants d’asile, tout en les mettant en danger et en augmentant le risque de propagation du COVID-19. »
Nous publions ci-dessous la lettre adressée le 16 avril 2020 à Mme Karin Keller-Sutter par l’Ordre des avocats de Genève in extenso. Nous souhaitons ainsi documenter le public sur les actions menées durant cette période, afin qu’un bilan, nécessaire, puisse être établi.
L’EQUIPE DE VIVRE ENSEMBLE
Genève, le 16 avril 2020
Concerne: Demande de suspension urgente et immédiate des procédures d’asile au vu de la crise sanitaire actuelle liée au COVID-19
Madame la Conseillère fédérale,
En tant que représentants de l’Ordre des avocats de Genève, nous nous permettons de vous interpeller afin de requérir la suspension urgente et immédiate des procédures d’asile au vu de la crise sanitaire actuelle liée au COVID-19. Cette requête appuie celles déjà faites par plusieurs organisations actives dans l’aide aux requérants d’asile que vous trouverez listées en annexe.
La Suisse, à l’instar de plusieurs autres pays européens et ailleurs dans le monde, est actuellement confrontée à une crise sanitaire majeure et exceptionnelle. Dans ce contexte, le Conseil fédéral a pris des mesures inédites, décrétant notamment l’état de «situation extraordinaire» en Suisse. Des mesures particulières concernant les procédures d’asile ont également été édictées le 1er avril 2020 par le biais de l’Ordonnance sur les mesures prises dans le domaine de l’asile en raison du Coronavirus (Ordonnance COVID-19 asile).
Pour les motifs exposés ci-après, nous considérons toutefois que ces mesures violent directement le principe conventionnel et constitutionnel de non-refoulement pour les requérants d’asile et sont insuffisantes pour sauvegarder la santé, respectivement la vie, des requérants d’asile ainsi que de tous les intervenants associés à une procédure d’asile, tout en assurant le respect d’une procédure d’asile juste et équitable.
S’agissant de ce que prévoit l’Ordonnance COVID-19 asile, nous relevons en particulier les problèmes suivants:
-La dérogation, prévue à l’art.6 Ordonnance COVID-19 asile, au droit à des conseils et à une représentation juridiques gratuits, pourtant consacré aux art.102fss LAsi, est incompatible avec le respect du droit de demander l’asile prévu par la Convention relative au statut des réfugiés de 1951 et viole les droits fondamentaux de procédure des requérants d’asile.
Nous rappelons à cet égard que le Message concernant la modification de la loi sur l’asile, entrée en vigueur le 1er mars 2019, précise que le droit à un conseil gratuit concernant la procédure d’asile et à une représentation juridique gratuite vise à «mener les procédures rapides dans le respect de l’État de droit et de manière équitable»1 et que «[c]ette mesure permet de garantir à la fois que les procédures d’asile seront traitées de manière sensiblement plus rapide et qu’elles continueront à être menées de manière équitable»2.
Le respect des principes d’un État de droit et la nécessité de mener des procédures de manière équitable demeurent, nonobstant la pandémie. Nous soulignons également que le droit de recevoir des conseils gratuits sur la procédure d’asile et le droit à une représentation juridique gratuite constituent une garantie nécessaire à la sauvegarde des droits fondamentaux de procédure des requérants d’asile dans le contexte de la nouvelle procédure d’asile entrée en vigueur en 2019.
– La prolongation des délais de recours à 30 jours prévue à l’art.10 Ordonnance COVID-19 asile ne guérit en rien la négation du droit du requérant d’asile à une représentation juridique lors de l’audition asile. Le Message concernant la modification de la loi sur l’asile relevait d’ailleurs de manière univoque que les requérants d’asile doivent disposer d’un accès effectif au tribunal et qu’ils puissent faire usage de leur droit à un recours effectif conformément aux art.29a Cst., art.6 et 13 CEDH3. Or tel n’est pas le cas si une représentation juridique n’est pas garantie aux requérants.
La situation sanitaire actuelle, couplée à l’isolement géographique des requérants inhérent à leur hébergement dans les Centres de la Confédération, rend illusoire que tous les requérants d’asile, ne maîtrisant majoritairement pas une des langues nationales, puissent efficacement exercer leur droit fondamental à un recours effectif. Ainsi, compte tenu du remaniement total de la procédure d’asile, et notamment de sa centralisation, l’allongement des délais de recours prévu dans l’Ordonnance ne saurait pallier l’absence de représentation juridique au cours d’une audition.
– Le fait que, comme le prévoit l’art.4 Ordonnance COVID-19, des personnes participant à l’audition doivent se tenir dans une autre pièce que celle du requérant et communique avec ce dernier à l’aide de « moyens techniques appropriés » est inacceptable. Nul n’est besoin de souligner la vulnérabilité des requérants d’asile, laquelle impose de créer un climat de confiance lors de l’audition, puisque celle-ci est déterminante pour la suite de la procédure. Partant, toute audition ne permettant pas que tous ses participants se retrouvent dans la même pièce dans le respect des prescriptions de l’OFSP, doit être annulée.
– L’Ordonnance COVID-19 asile prévoit également le principe du maintien des renvois (art.9 Ordonnance COVID-19). À l’évidence, la pandémie actuelle ne permet aucunement que des renvois soient effectués. Partant, il est impératif que le Conseil fédéral formalise la suspension des renvois jusqu’à la fin de la crise sanitaire actuelle, tant en Suisse que dans les pays dans lesquels le renvoi est prévu.
– Nous relevons par ailleurs qu’aucune mesure n’a été prise concernant les demandes d’asile déposées par des mineurs non-accompagnés, qui se trouvent dans une situation de vulnérabilité particulière et nécessitent donc des mesures de protection spécifiques.
En sus des problèmes qu’elle crée, l’Ordonnance COVID-19 asile ne tient pas compte d’un certains nombres de problèmes pratiques qui ne permettent pas aux requérants d’asile, respectivement aux intervenants associés à une procédure d’asile, de pouvoir exercer leurs droits, respectivement leurs obligations, en conformité avec les prescriptions de l’OFSP. En particulier, nous relevons les points suivants:
– Du fait de COVID-19, la possibilité pour les requérants d’asile d’accéder à l’assistance juridique nécessaire est grandement limitée puisque les contacts directs sont déconseillés. Or, ces contacts directs sont essentiels compte tenu des difficultés de communication que rencontrent les requérants d’asile, notamment du fait des problèmes de langue et de l’impossibilité matérielle à communiquer par téléphone ou électroniquement; – La disponibilité des interprètes est également fortement restreinte au vu des mesures de confinement partiel prévalant;
– Les requérants d’asile, souvent isolés, au lieu d’éviter tout déplacement non nécessaire, sont contraints de se rendre aux auditions en empruntant généralement les transports publics (trains, bus, car postaux, etc.), s’exposant et exposant ainsi des tiers à un risque accru de contagion;
– Au cours des auditions, la règle de la distanciation sociale n’est pas toujours applicable, malgré les mesures prévues dans l’Ordonnance COVID-19, celles-ci se déroulant souvent dans des salles exiguës;
– La mobilisation des médecins et du personnel médical pour les soins d’urgence à prodiguer en lien avec COVID-19 rend impossible l’obtention de certificats médicaux pourtant cruciaux pour les requérants d’asile devant établir la preuve de traumatismes subis. Ces documents sont décisifs dans l’examen des demandes d’asile. L’impossibilité d’accéder, dans les délais prescrits, à un médecin viole les droits procéduraux des requérants d’asile. Qui plus est, ces démarches détournent le personnel médical de tâches absolument vitales en ces temps de pandémie.
Il résulte de ce qui précède que le maintien actuel des procédures d’asile alors même que le COVID-19 a un impact indéniable sur le fonctionnement de l’activité judiciaire, tant en Suisse qu’à l’étranger, crée un risque accru de violation des droits fondamentaux de procédure des requérants d’asile, tout en les mettant en danger et en augmentant le risque de propagation du COVID-19.
Cette situation engendre également des violations systématiques du principe de non-refoulement (art.33 de la Convention relative au statut des réfugiéset art.25 Cst.), lequel implique que « pour minimiser le risque que la qualité de réfugié ne soit niée à tort à une personne et que celle-ci ne soit refoulée en violation de l’art.33, ces procédures doivent présenter toutes les garanties requises pour être « justes et efficaces ». De cette exigence fonctionnelle, le HCR et son Comité exécutif ont déduit un ensemble d’exigences minimales incluant l’accessibilité de la procédure, le droit d’être entendu, le droit à l’aide juridique et à un interprète, ainsi que le droit à une révision qui, sous l’influence de la jurisprudence en matière de droits de l’homme, a graduellement pris les contours du droit à un recours effectif devant une instance indépendante »4. Au vu de ses manquements, l’Ordonnance COVID-19 asile viole directement le principe conventionnel et constitutionnel de non-refoulement pour les requérants d’asile.
Pour les raisons qui précèdent, l’Ordre des avocats de Genève requiert la suspension urgente et immédiate de l’ensemble des procédures d’asile en Suisse.
L’Ordre des avocats de Genève reste bien entendu à la disposition du Département fédéral de justice et police pour développer les éléments de la présente.
En vous remerciant de l’attention que vous porterez à la présente, nous vous prions de croire, Madame la Conseillère fédérale, à nos sentiments distingués.
Philippe COTTIER Lionel HALPÉRIN Sandrine GIROUD
Vice-Bâtonnier Bâtonnier Présidente de la Commission des droits de l’Homme
cc.Office fédéral de la santé publique (OFSP)
Annexes:
– Amnesty: Amnesty demande la suspension des procédures d’asile (19.03.2020)
– COPERA: Demande de suspension de toutes les procédures d’asile en cours (20.03.2020)
– CSP-GE: Lettre ouverte du Centre social protestant Genève concernant la lutte contre le Covid19 dans le domaine de l’asile (26.03.2020)
– Elisa-asile: elisa-asile demande aux autorités la suspension immédiate de l’ensemble des procédures d’asile en Suisse
– OSAR: COVID-19 : Mesures urgentes dans le domaine de l’asile (20.03.2020)
– Solidarité sans frontières: Coronavirus: des mesures de protection pour tout le monde! (05.04.2020)
1 FF 2014 7772.
2 FF 2014 7773.
3 FF 2014 7835.
4 Francesco MAIANI, Protection des réfugiés, in Introduction aux droits de l’homme, dir. Prof. HERTIG RANDALL/HOTTELIER, Zurich 2014, p. 183.