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Humanrights.ch | Renvois: la pratique suisse menace les droits humains

Le Tribunal administratif fédéral prononce de manière continue le renvoi des personnes vers des États tiers pensés comme sûrs. Humanrights.ch démontre que la Suisse ne prend pas suffisamment en compte la situation personnelle des recourant·es qui risquent des formes de persécution si les renvois sont effectués. Les nombreuses interventions des Comités de l’ONU le démontrent: la pratique des autorités migratoires suisses menace les droits humains.

Nous reproduisons l’article paru au début du mois de mars 2021 sur le site de humanrights.ch.

Renvois: la pratique des autorités migratoires suisses menace les droits humains

Une femme seule avec des enfants fuit un pays en guerre civile pour se rendre en Bulgarie, où elle obtient le statut de réfugiée. Sur place, elle est victime de violence domestique. Ne recevant pas de protection de la part des autorités bulgares, elle se réfugie en Suisse avec ses enfants. Le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) rejette sa demande d’asile, invoquant qu’elle peut retourner en Bulgarie car il s’agit d’un «État tiers sûr». Le Tribunal administratif fédéral confirme la décision du SEM*.

Selon la loi sur l’asile (LAsi), une demande d’asile n’est généralement pas accordée si la personne requérante peut retourner dans un «État tiers sûr» dans lequel elle résidait avant de déposer sa demande en Suisse (art. 31a LAsi). En Suisse, les États de l’UE et de l’AELE sont considérés comme des pays tiers sûrs, car ils ont ratifié la Convention de Genève sur les réfugiés et la Convention européenne des droits de l’homme, qu’ils mettent en œuvre dans la pratique selon le Secrétariat d’État aux migrations. Le Conseil fédéral peut également désigner d’autres pays comme «États tiers sûrs» si ceux-ci disposent d’un mécanisme de protection efficace contre le renvoi des personnes concernées permettant de respecter le principe de non-refoulement. Enfin, sont également considérés comme des «États d’origine sûrs» les pays dans lesquels les requérant·e·s d’asile sont à l’abri de toute persécution (art. 6a al. 2 let. a et b LAsi).

Avec le soutien de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR), la mère requérante d’asile et ses enfants déposent une plainte individuelle auprès du Comité des droits de l’enfant de l’ONU. Le Comité demande instamment à la Suisse de ne pas rapatrier la famille afin d’éviter que les enfants ne subissent un préjudice irréparable du fait des violations de leurs droits humains; il ne peut en effet pas exclure que la famille se retrouve en danger en Bulgarie. Selon Adriana Romer, juriste et spécialiste pour l’Europe au sein de l’OSAR, cette affirmation est claire: «La référence générale au respect par un État de ses obligations en vertu du droit international n’est pas suffisante, surtout dans le cas d’un pays comme la Bulgarie. S’il y a des indications de possibles violations des droits humains, une évaluation et un examen minutieux sont nécessaires dans chaque cas individuel».

Le cas d’une demandeuse d’asile qui a fui un camp de réfugié·e·s grec pour se réfugier en Suisse illustre bien la problématique. Selon le Tribunal administratif fédéral (TAF), elle n’a pas fait valoir de circonstances qui remettraient en cause la Grèce en tant qu’«État tiers sûr» (arrêt du TAF E-1657/2020 du 26 mai 2020). Les viols qu’elle a subis à plusieurs reprises dans le camp de réfugié·e·s et l’absence de soutien psychologique sur place n’ont pas été pris en compte. Le Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDEF) est finalement intervenu un mois plus tard. C’est un sort similaire qu’a connu un requérant ayant survécu à la torture, reconnu comme réfugié en Grèce. Bien que celui-ci ait dû vivre dans la rue et n’ait pas eu accès aux soins médicaux en Grèce, l’Office fédéral des migrations et le Tribunal administratif fédéral ont décidé que la «présomption d’ État tiers sûr» s’appliquait à la Grèce dans cette affaire (arrêt du TAF E-2714/2020 du 9 juin 2020). Là encore, le Comité contre la torture de l’ONU est intervenu et a empêché le renvoi. Pour Stephanie Motz, avocate zurichoise qui a plaidé dans les trois cas, deux fois avec l’association AsyLex et une fois avec l’avocate Fanny de Weck: «La situation dans les pays tiers n’est que sommairement examinée par le SEM et l’établissement des faits n’est pas suffisant pour être conforme au droit. En outre, il est fréquent que le Tribunal administratif fédéral n’examine pas en profondeur la situation des droits humains dans ces États, mais se contente de formuler des affirmations générales. En conséquence, les comités onusiens interviennent de plus en plus dans ces procédures».

Les critères d’évaluation peu rigoureux des autorités suisses concernent également les transferts au titre du Règlement de Dublin, par lequel les requérant·e·s d’asile sont renvoyé·e·s vers l’État membre dans lequel ils et elles ont déposé leur première demande d’asile. À la fin de l’année dernière, le Comité contre la torture de l’ONU a dû interrompre temporairement un rapatriement Dublin de la Suisse vers la Pologne (arrêt du TAF F-3666/2020 du 23 juillet 2020).

Enfin, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale de l’ONU (CERD) est également intervenu au début de cette année lorsque la Suisse a voulu expulser un couple de Roms vers le nord de la Macédoine (arrêt du TAF E-3257/2017 du 30 juillet 2020, cons.10.2). Le couple était exposé à de sérieux risques et n’était pas protégé de manière adéquate par les autorités de Macédoine du Nord. Le Tribunal administratif fédéral ayant désigné la Macédoine du Nord comme un «État d’origine sûr», le couple a, avec le soutien du Réseau de solidarité Berne, déposé une plainte individuelle auprès du CERD et peut rester en Suisse à titre provisoire.

Plusieurs années peuvent s’écouler avant que les comités de l’ONU statuent définitivement sur les cas présentés. Dans trois de ceux-ci, le SEM a entre temps accepté les demandes d’asile. Dans les deux autres cas, grâce aux mesures conservatoires, les recourant·e·s sont également protégé·e·s pendant que le Comité examine le risque concret de violations des droits humains.

En qualifiant un grand nombre de pays de «sûrs» de manière générale, les autorités suisses font courir de graves risques aux demandeur·euse·s d’asile. Les droits humains peuvent également être violés dans des pays démocratiques. Les nombreuses interventions des comités de l’ONU le montrent clairement: la pratique suisse n’est pas suffisante pour respecter les droits humains.

*Pour la protection de la famille concernée, la référence correspondante n’est pas publiée.