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Notre regard

Centres fédéraux | À l’écoute des victimes

Louise Wehrli

Le déni des autorités intenable face à la médiatisation des violences

Le mois de mai aura vu la question des violences dans les CFA tenir une belle place dans l’actualité. D’abord avec les enquêtes de la RTS, de la SRF et de la Wochenzeitung, puis avec le rapport d’Amnesty International qui relate des cas de maltraitances à l’égard de requérant·es d’asile qui pourraient s’assimiler à de la torture [1]. Des témoignages de victimes, mais également d’ancien·es employé·es des centres ont été recueillis et des enregistrements, effectués à l’insu du personnel de sécurité, ont permis d’établir que leurs rapports de sanction à destination du SEM sont truqués.

Illustration Ambroise Héritier / Vivre Ensemble

Ces enregistrements proviennent du téléphone d’une femme enfermée dans un container-cellule. Le mobile lui avait été confisqué par le personnel de sécurité et a capté deux heures de leurs conversations. Cela se passe donc dans la loge des agent·es de sécurité de Protectas, il y a quelques mois au CFA de Boudry dans le canton de Neuchâtel. On y entend les agent·es discuter du contenu du rapport qu’ils doivent faire parvenir au SEM pour justifier leur mise en cellule. Une agente qui n’a pas assisté aux événements est chargée de le taper. Les cellules, ce sont donc ces containers sans aucuns meubles, dotés seulement d’une petite fenêtre, à l’odeur de vomi, d’urine et tâchés de sang au sol. Les requérant·es d’asile y sont enfermé·es, parfois pendant deux heures, parfois plus. Une caméra permet de les filmer.

Ces pratiques, éminemment choquantes ne sont pas étonnantes. Elles sont davantage la conséquence d’un système, plutôt que le fait d’individus. Car les événements qui ont eu lieu dans différents CFA, à différentes dates, se ressemblent de façon troublante. À l’origine de ces actes de violence, il y a le plus souvent des événements que l’on pourrait qualifier d’incidents. Un téléphone volé, un masque sous le nez ou une perte de patience dans la longue file d’attente pour le repas. Et plutôt que d’apaiser les conflits de façon non violente et bienveillante, le personnel de sécurité les amplifie en usant de sa force physique et verbale, de ses gros bras et de son uniforme imposant. À cela s’ajoutent des mesures radicales comme ces mises en cellule appliquées de façon arbitraire et non conforme au règlement du SEM. Comme on l’a entendu, il suffit d’enjoliver le rapport pour le SEM pour maquiller ces imperfections. Le SEM doit d’ailleurs en être conscient, mais en déléguant ces tâches à des prestataires privés, il peut allégrement fermer les yeux. La responsabilité est dissoute dans la chaîne hiérarchique. Alors que légalement le SEM est pleinement responsable.

Les dénonciations de nombreux collectifs dans différents CFA depuis plus d’une année et à de nombreuses reprises ont longtemps été traitées avec mépris par le SEM, qui a toujours nié ou prétendu avoir pris des mesures. Il aura fallu ces preuves irréfutables et un dégât d’image important pour le faire plier, un tout petit peu.

Il a annoncé la suspension de 14 agent·es de sécurité, un audit interne, une enquête externe à Boudry par un ancien juge fédéral, la suppression des containers et une réflexion sur la mise en place d’un bureau externe chargé de recueillir les plaintes des requérant·es d’asile. On peut se réjouir de ce dernier point. Mais reste encore à voir quelle sera la mise en œuvre concrète. Pour le reste, ne nous méprenons pas. Il ne s’agit pas là d’une révolution, mais bien d’une communication bien rôdée.

Car évidemment il ne suffira pas que les containers insalubres soient remplacés par de jolies salles de « réflexion » aux couleurs apaisantes. Parce que sales ou propres, cela restera des cellules. Il n’est pas suffisant non plus que les agent·es de sécurité impliqué·es dans les quelques affaires récemment médiatisées soient remplacé·es par d’autres. Tant que le cadre de travail sera le même, les mêmes violences se reproduiront. Il suffit de lire le rapport d’Amnesty et les témoignages d’anciens agents de sécurité ou d’assistants sociaux pour comprendre combien celles-ci font partie de la culture d’entreprise. On ne peut que redouter qu’un nouveau lieu à haut potentiel de violence systémique sorte de terre à Genève, dans le cadre du projet de construction d’un centre fédéral au Grand-Saconnex (lire ici).

Tant que les requérant·es d’asile continueront à être considéré·es comme une catégorie de la population à part, rien ne changera. Il faudra continuer de dénoncer ce qui se passe derrière les portes de ces centres. Et d’écouter, sans mettre en doute, la parole des réfugié·es qui se seraient bien passé de subir de nouvelles violences, après avoir fui celles de leur pays et en avoir subi sur la route de leur exil. On peut ici souligner le rôle des médias qui ont, à travers leurs investigations, contribué à amener sur la place publique des pratiques dénoncées depuis de nombreuses années par des organisations de la société civile. Et contraint les autorités d’asile à sortir du bois.

LOUISE WEHRLI

« IL FAUT QU’ON CHARGE LE RAPPORT »

Extrait d’une conversation entre agents de sécurité du CFA de Boudry, enregistrée par inadvertance par le téléphone saisi d’une requérante, enfermée dans une cellule d’isolement.

Agent de sécurité 3 (AS3) (à voix plus basse) Mais là, les gars, il faut vraiment qu’on charge très bien le rapport hein. Car celle-là…

Agent de sécurité 4 (AS4) Là faut qu’on fasse gaffe j’pense hein.

AS3  Il faut qu’on fasse vraiment gaffe à ce que c’est noté dans le rapport car celle-là, elle va nous péter les couilles je vous l’dis hein.

AS4  Ah ça c’est clair.

[…]

AS4 J’te jure. (En regardant la propriétaire du téléphone dans sa cellule à la caméra) Elle est toute triste, t’as vu ?
Agent de sécurité 1

(AS1) Qui ça ?

AS4 Ta « pote » ! (Rires)

AS1 Elle n’est pas triste. Ah ouais, ça l’apprendra. […], elle croit que tout est permis, dire n’importe quoi, faire n’importe quoi, mais non.

AS4 Non, mais elle s’est crue à la maison ici.

[…]

AS3  On peut mettre ça d’une façon plus belle

AS4  Mais faudrait presque un peu… enfin ouais…

AS3  Plus formelle ? Et…

AS4  Mais ça c’est une chose, plus formelle, mais avec des mots encore plus forts encore. Tu vois ? Vraiment que le SEM comprenne que. Tu vois ? Comme là avant le gars… Des fois y a des rapports moi je les charge un peu plus que la réalité comme ça, ça justifie mieux le truc tu vois ?

AS3  Oui! Mais oui! Oui, oui!

AS4  Tu vois, parce que si on s’arrêtait à certains propos, ils vont se dire, « mais… »

[…]

AS3 Mais on va mettre qu’elle a frappé l’agent, on met son numéro, au niveau de l’épaule, car…

Autre AS Du thorax

AS3 Du thorax, ouais

Autre AS Du thorax ça vaut mieux, c’est zone rouge, c’est mieux

AS3 Je sais pas, car il faut vraiment qu’on mette les détails car vous la connaissez, hein.

Autre AS Tu as une déchirure pectorale ou pas, non ? (sur le ton de la moquerie, rires)

La retranscription complète inédite de cet enregistrement est à retrouver ici

[1] Vivre ensemble a élaboré un article de synthèse et une liste de documentation répertoriant les différents articles / rapports / reportages publiés sur les violences dans les centres fédéraux : Violences dans les centres fédéraux d’asile, Giada de Coulon, mai 2021. À retrouver en cliquant sur ce lien.