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Notre regard

Livre | Les Damnées de la mer

Danielle Othenin-Girard

Femmes et frontières en Méditerranée

Les Damnées de la mer est le fruit d’une enquête au long court, menée entre 2010 et 2018 par la géographe Camille Schmoll «dans» et «sur» la frontière. On y découvre les parcours interminables des femmes exilées africaines, leurs souffrances, la complexité de leur cheminement migratoire. On y perçoit ces «lieux-frontières» que constituent la multiplication des camps, l’enfermement, le temps suspendu, les violences institutionnelles marquant cruellement le corps des femmes. Mais aussi la force de ces dernières qui utilisent ces espaces de «l’entre-deux» pour se reconstruire de nouvelles identités et regagner en autonomie. Un livre de recherche d’une grande rigueur qui contribue à casser les clichés sur la migration féminine et à restituer la place des femmes dans l’histoire des migrations.

Camille Schmoll est enseignante-chercheuse à l’Université Paris-Diderot, et membre cofondatrice du Groupe international d’experts sur les migrations (Giem).

Durant huit ans, elle part inlassablement sur la trace des survivantes aux marges de l’Europe, en Italie et à Malte. Elle cherche à rencontrer ces femmes dans leur vécu quotidien, à travers cette chaîne qui n’en finit pas des camps de tri, de rétention, d’“accueil”, tous synonymes d’isolement et de logique répressive. Finalement elle parvient à recueillir 80 récits, qui vont constituer son terreau d’observations et de réflexions.

Sa méthode de travail est présentée à la fois dans l’introduction et conclusion de l’ouvrage, ainsi que dans une annexe méthodologique.

Les damnées de la mer s’ouvre avec le récit de Julienne, que Camille Schmoll choisit de présenter dans sa totalité, tant il est emblématique:

Des Juliennes, il y en a des centaines, des milliers. Son récit parle de toutes celles qui furent entendues, et de celles disparues; […] De fait, la voix des femmes que j’ai rencontrées porte l’écho de celles qui n’ont pu atteindre les rivages de l’Europe (parce que noyées en mer ou mortes dans le désert. [Elles étaient là] « fantômes qui occupaient parfois les silences des femmes rencontrées, ou au contraire qui meublaient leurs récits ».

Comme le rappelle C. Schmoll, les femmes sont restées longtemps absentes du grand récit des migrations. Elles étaient simplement vues comme celles qui attendent leurs époux ou les suivent dans leur exil. Enfermées dans cette image de passivité, une étude suffisamment approfondie de leurs déplacements ne s’est jamais faite. Pourtant,par le passé, elles furent nombreuses à partir seules. Aujourd’hui cette migration féminine s’amplifie, mais elle n’est pas nouvelle. Il faut en comprendre les multiples causes, insiste la chercheuse, et analyser l’inadéquation entre la complexité des motivations de fuite et le droit international tel qu’il est encore pensé et appliqué. Elle montre comment les réalités vécues par les femmes migrantes « font éclater les notions opposées et par trop simplistes entre migration forcée et migration voulue, migration précipitée et migration préméditée». Des réalités telles que la mixité de leurs motivations de fuite, le poids de l’entourage familial, la longueur des parcours dans l’espace et le temps, le cumul des violences subies (domestiques, sexuelles, institutionnelles). L’intrication et l’impact des événements survenus au fil des étapes les obligent à une réorientation constante de leur trajectoire migratoire.

Ces parcours, propres aux femmes, amènent aussi des formes de résistances spécifiques. En prenant le temps de rencontrer ces exilées/rescapées, arrivées au seuil de l’Europe, mais cloisonnées dans un «entre-deux», C. Schmoll s’est donné les moyens de découvrir leur façon d’être et de survivre dans ces lieux de la marge, qui se révèlent à la fois lieux d’oppression et de transformation.

Les réalités vécues par les femmes migrantes « font éclater les notions opposées et par trop simplistes entre migration forcée et migration voulue, migration précipitée et migration préméditée ».

Camille Schmoll, Les Damnées de la mer, éd. La Découverte : 2020.

Les camps où elle a pu se rendre varient dans leur degré de répression et d’enfermement, mais ils se caractérisent tous par un fonctionnement fortement sécuritaire, par des locaux surpeuplés, un manque de possibilités de contact avec l’extérieur, et surtout la privation de toute intimité, notamment corporelle, tellement blessante et dangereuse pour les femmes. Preuve d’une non-prise en considération de toute la question genre.

Combien de réfugiées qui ont transité par ces camps se sont vues réduites à l’état d’objet, condamnées à l’inactivité et l’ennui, victimes de nouvelles violences ? Pourtant, bon nombre d’entre elles arrivent à reprendre un contrôle momentané sur leur vie, en se structurant des espaces d’autonomie aussi petits soient-ils, par exemple à travers des soins du corps qu’elles se donnent mutuellement, ou des «niches d’intimité» créées avec l’arrangement d’objets personnels et gagnées sur le peu d’espace à soi; ou encore en utilisant Internet pour se refaire des liens, l’outil numérique devenant un « lieu de suspension de la douleur ». En définitive, elles parviennent à se préserver une identité dans le chemin d’exil. Bien qu’envahies par un état constant de tension et d’insécurité, elles en émergent en affirmant leur « savoir migratoire », expression utilisée par C. Schmoll pour qualifier leurs expériences acquises tout au long de l’exil.

La richesse de ce livre et les questions qu’il pose font écho au travail de recherche mené de longue date par la philosophe Marie-Claire Caloz-Tschopp sur le thème du Desexil. En résonance aussi avec la manifestation féministe de Toutes Aux Frontières qui s’est déroulée à Nice le 5 juin 2021, et l’annonce d’un travail de lancement d’une pétition européenne pour une reconnaissance systématique et effective des motifs d’asile propres aux femmes, filles et personnes LGBTQI+.