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Notre regard

« Les nommer par leur nom » | Un travail de mémoire, une action de protestation

Pierre Bühler

Au mois de juin passé, à l’occasion du week-end de la journée des réfugiés (19-20 juin 2021), une action intitulée « Les nommer par leur nom » (en Suisse alémanique: « Beim Namen nennen ») s’est déroulée dans dix villes de Suisse : Bâle, Berne, Coire, Genève, Lausanne, Lucerne, Neuchâtel, Thoune, Saint-Gall, Zurich. Le calendrier et la forme variaient d’une ville à l’autre, mais l’idée était partout la même: faire mémoire des personnes, bébés, enfants, adolescent·es, femmes, hommes, décédé·es sur les multiples chemins de l’exil vers l’Europe.

Cette action, lancée il y a quelques années par la Heiliggeist-Kirche de Berne et qui a peu à peu essaimé dans d’autres villes, s’inspire d’une « List of Deaths », tenue à jour depuis 1993 par une petite ONG néerlandaise: United for Intercultural Action – European network against nationalism, racism, fascism and in support of migrants and refugees. Cette « liste des mort·es » recense tous les décès qui ont pu être documentés et enregistrés officiellement aux abords de l’Europe: en mer Méditerranée, dans l’océan Atlantique, entre l’Afrique et les Canaries, à tous les passages de frontières, notamment entre la Turquie et la Grèce, dans les pays des Balkans ou entre la France et l’Angleterre, mais également dans les camps de réfugié·es et les centres de détention à travers toute l’Europe (aussi en Suisse!). Depuis 1993 et jusqu’en juin 2021, ce sont 44’764 personnes qui sont ainsi mortes dans des situations tragiques. Et comme beaucoup de tragédies se déroulent sans qu’on en ait connaissance, cela pourrait n’être que la partie visible de l’iceberg.

L’action, menée par des paroisses et de nombreuses ONG engagées dans le domaine de l’asile et de la migration, comporte surtout deux volets. D’une part, il s’agit de lire tout ou partie de cette « List of Deaths », qui a été traduite en allemand et en français par des bénévoles pour la circonstance. Cette liste contient des noms, quand ils sont connus, des genres, des âges, des provenances, quand on les sait, la date et les circonstances de la tragédie. La lire en entier dure 24 heures, ce qui fut fait dans certaines villes, du samedi midi au dimanche midi, par exemple. La lecture est interrompue à intervalles réguliers par des méditations ou des intermèdes musicaux et associée en règle générale à une célébration interreligieuse. D’autre part, des bénévoles inscrivent ces indications pour chaque personne décédée sur une banderole de tissu, ces banderoles étant ensuite suspendues aux alentours du lieu de lecture ou en d’autres lieux symboliques, pour faire connaître ces tragédies sur la place publique, en en faisant une sorte de monument aux mort·es.

Toutes ces personnes ont un nom, mais l’ont perdu dans les flots, sous les balles, dans des incendies ou accidents.

Rares sont, parmi ces plus de 44’000, les personnes dont nous savons le nom; la grande majorité figure, dans la « List of Deaths », sous l’abréviation « N. N. », déjà usitée du temps des Romains et qui signifie Nomen nescio, « Je ne sais pas le nom ». Tous ces « N. N. » décédé·es ne sont pas sans nom, ils ont tous un nom, mais l’ont perdu dans les flots, sous les balles, dans des incendies ou des accidents, pour devenir des mort·es anonymes. La Méditerranée est ainsi devenue la fosse commune toujours plus gigantesque de la forteresse Europe.

En lisant les destinées de ces hommes, femmes, enfants, bébés décédé·es, en écrivant pour chacune et chacun une banderole, nous donnons un visage à ces mort·es anonymes, nous donnons une voix à ces êtres dont les cris se sont tus, nous rappelons le souvenir de chacune et chacun. L’action « Les nommer par leur nom » est donc d’abord un travail de mémoire, pour lutter contre l’oubli et l’indifférence, pour que le scandale de ce qui se passe aux frontières de l’Europe ne cesse jamais d’être lancinant.

Mais ce travail de mémoire est aussi une action de protestation. Lisant et écrivant leurs noms, nous protestons contre l’indifférence des autorités européennes, et avec elles des autorités suisses, qui ne font rien pour faire bouger les choses, qui détournent le regard. Nous protestons contre le cynisme avec lequel elles passent à pertes et profits des vies humaines dans le seul souci de préserver les intérêts européens, en fermant les frontières extérieures,en les militarisant avec la machine de guerre Frontex, toujours plus puissante et toujours plus brutale, que la Suisse aussi contribue à financer à coups de millions.

Les nommer par leur nom, c’est les défendre dans leur droit à la reconnaissance et à la dignité, et c’est donc continuer à lutter pour que ce massacre répété prenne fin, remplacé par une politique d’accueil à visage humain. Espérons que, d’année en année, d’autres villes rejoindront le mouvement, pour que cette protestation devienne de plus en plus insistante.

Pour plus de détails sur l’action, vous pouvez visiter leur site internet bilingue.

Vous pouvez également consulter la triste List of Deaths.