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Notre regard

Ukraine | Ce que la politique d’asile pourrait être

Elisa Turtschi

Si les démonstrations internationales de solidarité envers les réfugié∙es ukrainien∙nes ont quelque peu réchauffé les cœurs face à au drame que traverse l’Ukraine, l’hypocrisie de certaines élites politiques qui distribuent le droit à la dignité laisse pantois.

Manifestation à Berne le 26 février 2022 contre la guerre en Ukraine. Crédit photo : Jana Leu, unsplash

Partout, les gens sont descendus dans les rues par milliers pour protester contre la guerre, de Moscou à Seoul, de Prague à Santiago, en passant par Istanbul, Dublin ou Berne. Comme à chaque catastrophe humanitaire, les populations ont réagi bien plus rapidement et solidairement que leurs gouvernements. De nombreux messages ont fleuri sur les réseaux de la part de particuliers proposant un hébergement d’urgence dans leur maison en Pologne ou en Moldavie, un transport depuis la frontière, une aide matérielle ou financière. Des collectes d’habits, de marchandises et de fonds pour subvenir aux besoins urgents ont été réalisées avec une efficacité impressionnante.

À la frontière ukrainienne, des bénévoles affluent pour réceptionner les personnes qui viennent de la traverser. Des bras ouverts, qu’il faut toutefois réussir à atteindre. Car de nombreux médias, tels que la BBC et le Monde, ont rapporté des témoignages d’expatrié∙es noir∙es, en majorité des étudiant∙es originaires de pays d’Afrique sub-saharienne (notamment de Somalie, du Nigéria et de Guinée), du Maghreb ou de l’Inde, qui relatent avoir été refoulé∙es par les garde-frontières polonais alors que des personnes blanches étaient autorisées à passer. Des dizaines de vidéos publiées sur les réseaux sociaux montraient des ressortissant∙es africain∙es bloqué∙es à la frontière entre l’Ukraine et la Pologne ou empêchés de monter dans les trains quittant le pays [1]Le Monde, « Guerre en Ukraine : le difficile exode des étudiants africains » ; BBC, « Conflit Russie-Ukraine : des étudiants noirs et indiens dénoncent les préjugés à la … Lire la suite. Une situation qui a provoqué de nombreuses réactions scandalisées et notamment de la part de l’Union Africaine qui a rappelé que « toute personne a le droit de franchir les frontières internationales pendant un conflit (…) quelle que soit sa nationalité ou son identité raciale », et qu’appliquer un « traitement différent  » aux ressortissant∙es de pays africains serait « inacceptable, choquant et raciste » et « violerait le droit international » [2]Le Courrier International, « La colère africaine devant la “ségrégation de la honte” aux frontières ukrainiennes », 1er mars 2022.

Une différence de traitement qui transparait également au sein de certaines élites politiques suisses. Les manifestations de solidarité qui ont rassemblée des milliers de personnes dans plusieurs villes de Suisse ont été suivies de discours de bon nombre de personnalités politiques qui ont exprimé leur empathie pour la population ukrainienne et rappelé le devoir moral d’accueillir les Ukrainien∙nes en fuite. Un message repris même parmi les habituels détracteurs du droit d’asile, à l’instar de la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter qui a affirmé que la Suisse se montrera solidaire pour l’accueil des réfugié·es : « Nous voulons être généreux et simples (…) et permettre à la Suisse d’offrir de manière non bureaucratique une protection aux ukrainiens qui en ont besoin » [3]24heures, « Le Conseil fédéral adopte toutes les sanctions de l’UE contre la Russie », 28 février 2022. Aussitôt, l’exigence d’un passeport biométrique valable qui conditionnait la venue en Suisse des ressortissant∙es d’Ukraine a été levée. En outre, pour faciliter leur arrivée, les CFF ont annoncé, la gratuité de transport pour les ressortissant∙es ukrainien∙nes sur l’ensemble du territoire suisse, une décision prise en accord avec le SEM et les chemins de fer partenaires européens [4]compte Instagram de RTSInfo, 1er mars 2022. D’autres ont suivi la même lancée, à l’instar de la compagnie téléphonique Salt qui a supprimé tous les frais d’appel de la Suisse à l’Ukraine et vice-versa jusqu’au 15 mars.

Si on ne peut que saluer ces élans de solidarité extrêmement importants et nécessaires, le degré d’hypocrisie des politiques laisse pantois. Car on ne peut ignorer la flagrante différence de traitement par rapport aux « autres » réfugié∙es, celles et ceux qui se sont vu rétorquer que la « barque était pleine ». On aurait en effet souhaité assister à la même ouverture pour des personnes rescapées de guerres plus « lointaines », par exemple pour les ressortissant∙es syrien∙nes qui fuyaient aussi des bombes russes. Cette politique du deux poids deux mesures, qui tranche avec toutes les démarches à l’œuvre depuis des années pour repousser les exilé·es, aura au moins permis de démontrer que, contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, des moyens pour accueillir les gens dignement existent. Qu’il est possible, et même pas si compliqué, de faciliter l’arrivée de personnes en détresse, lorsque la volonté politique est là.

On espère par conséquent que les élu∙es politiques – y compris de droite – qui font soudainement de l’accueil des réfugié∙es une évidence pour un pays dont ils et elles revendiquent à tout va la tradition humanitaire auront la décence de se rappeler leurs valeurs humanistes lorsque d’autres frapperont à leur porte. Et pour les Ukrainiennes et Ukrainiens qui arriveront en Suisse, on espère que les promesses faites dans un moment d’émotion internationale seront tenues, que l’accueil sera effectif et au-delà du seul moment de l‘arrivée. Enfin, maintenant que l’on a un aperçu de ce qui pourrait être, que cette catastrophe humanitaire marquera le début d’une réelle transformation de la politique d’asile suisse.

Accès et accueil des déplacé·es ukrainien·nes

De nombreuses personnes questionnent les associations de défense des réfugié·es sur la possibilité d’accueillir des déplacé·es ukrainien·nes. À l’heure actuelle, et cela a été confirmé par les autorités fédérales, les titulaires d’un passeport ukrainien sont autorisé·es à séjourner et transiter par la Suisse sans visa durant 90 jours. A ce titre, ces personnes peuvent être accueilli·es par des particuliers, mais sans aide étatique pour l’hébergement ou autres frais de santé.

Par ailleurs, il ne leur est désormais plus nécessaire de posséder un passeport ou un titre de voyage valable pour entrer en Suisse.

Les personnes qui le souhaitent peuvent déposer une demande d’asile, mais le Secrétariat d’État aux migrations est pour l’heure en attente de voir l’évolution de la situation surplace. À noter que le dépôt d’une demande d’asile implique que les personnes peuvent être attribuées à un autre canton que celui où résident des proches ou ami·es.

La possibilité d’attribuer aux Ukrainien·nes un statut de protection S, comme suggéré par la Commission fédérale des migrations, est actuellement étudiée par le Conseil Fédéral. Le statut de « personne à protéger » (permis S) avait été introduit en 1998 suite à la guerre en ex-Yougoslavie pour permettre aux autorités de faire face à une arrivée extraordinaire de personnes sans devoir examiner leurs motifs d’asile individuels. Il n’a jamais été mis en œuvre, notamment parce que les procédures ordinaires ont toujours pu être assurées.

Pour plus d’informations concernant les conditions d’entrée en Suisse, voir le site de l’OSAR.