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Notre regard

Frontex, la « délocalisation sur place » et les syndicats

Guy Zurkinden, rédacteur responsable du journal Services Publics (journal romand du SSP-VPOD)

Les travailleuses et travailleurs issus de la migration forment un pilier indispensable à l’économie et à la société suisses. La politique migratoire hyper-restrictive menée par la Suisse impose cependant des conditions d’exploitation particulièrement brutales à des dizaines de milliers d’entre eux – exerçant ainsi une pression à la baisse sur les conditions de travail de l’ensemble de la classe ouvrière. Le renforcement des droits des salarié∙es passe donc par une lutte décidée contre une politique migratoire qui précarise et discrimine massivement – et dont Frontex est un outil central.

Crédit photo : Ehimetalor Akhere Unuabona, unsplash

Pour des milliers d’exilé∙es qui fuient la guerre, les persécutions et la négation de leurs droits fondamentaux, les frontières extérieures de l’Union européenne sont devenues des zones de non-droit. Ils y risquent les coups, la torture, le refoulement et la mort. Assistés par l’agence Frontex, les garde-côtes y pratiquent la chasse aux réfugié∙es, sur terre comme dans les mers. Ces exactions sont la raison première qui amène les syndicats à voter non au renforcement de Frontex le 15 mai.

Une logique répressive
Frontex ne tombe cependant pas du ciel. Il s’agit du « bras armé » de la politique migratoire hyper-répressive menée par l’Union européenne. La Suisse souscrit pleinement à cette politique: notre pays applique de manière drastique les accords de Schengen-Dublin qui bétonnent la frontière européenne – c’est dans ce cadre que la Suisse est associée à Frontex ; continuellement durcie depuis le milieu des années 1980, la Loi sur l’asile est devenue une machine à précariser et expulser les réfugié∙es; tandis que la Loi sur les étrangers et l’intégration (LEI) pose des barrières quasiment infranchissables au séjour légal des ressortissant∙es extra-européen∙nes – à l’exception des cadres, des travailleurs très qualifiés, des investisseurs, des riches ou des « personnalités »[1]Selon l’article 23 de la Loi sur les étrangers et l’intégration..

Cette politique migratoire répressive est justifiée par un discours – et des campagnes politico-médiatiques – présentant les migrant∙es comme une « menace » multiforme : ils et elles seraient un danger pour la population suisse, son économie, le niveau des salaires, l’environnement, les assurances sociales, etc. Ce discours s’applique tour au tour aux réfugié∙es, aux travailleurs∙euses de l’Union européenne, aux jeunes immigré∙es de la deuxième génération, à la population de confession musulmane, etc. Il est tenu de la manière la plus virulente par l’UDC, mais largement repris par les autres partis de droite (PLR, Centre, Vert’libéraux) – et jusqu’à des franges de la gauche.

Pas de migrant∙es, pas de Suisse
Ce discours xénophobe escamote une réalité : loin d’être une menace pour la société helvétique, les migrant∙es en forment un pilier. Au dernier trimestre 2021, la force de travail de nationalité étrangère représentait plus de 30 % de la population active en Suisse[2]OFS : ESPA, « personnes actives occupées selon le sexe, la nationalité, les groupes d’âge« , 22.03.2022.. Sans elle, des pans entiers de l’économie – bâtiment et génie civil, hôpitaux, EMS, industrie, nettoyage, agriculture, soins aux personnes âgées – s’écrouleraient. De nombreuses études – la dernière datant de 2020 – démontrent que les migrant∙es rapportent davantage qu’ils ne coûtent au système de sécurité sociale[3]OFS, unifr, unine: Panorama de la société suisse 2020. Migration – Intégration – Participation. Dans une économie hyper-internationalisée comme celle de la Suisse, il faut aussi mentionner les 2 millions de personnes qui triment hors de nos frontières au profit des multinationales ayant leur siège dans notre pays[4]https://www.swissinfo.ch/ger/schweizer-unternehmen-ziehen-milliarden-aus-toechtern-im-ausland-ab/46218474.

Une précarité organisée
Mise à part une couche de cadres supérieurs et de spécialistes, les salarié∙es issu∙es de la migration gagnent en moyenne nettement moins que leurs collègues de nationalité suisse. Ils travaillent dans des conditions plus dures, sont plus souvent touché∙es par la précarité et touchent des rentes plus basses (voir encadré ci-dessous). Tout en bas de la pyramide sociale, dans l’ombre, triment des dizaines de milliers de travailleurs∙euses sans-papiers surexploité∙es en raison de leur absence de titre de séjour légal.

On trouve ici une caractéristique clé de la politique migratoire hyper-restrictive appliquée par la Suisse (et l’Union européenne) : en précarisant, voire illégalisant des dizaines de milliers de personnes, elle fournit une main-d’œuvre, corvéable à merci, aux patrons qui les sous-paient et aux nanti∙es qui économisent ainsi d’importantes sommes d’impôts. « Nous sommes en présence d’une gestion des rescapés de la fermeture des frontières au profit des secteurs économiques ne pouvant pas être délocalisés ou externalisés, par la production de « sans-papiers » contraints de vendre leur force de travail en dessous de sa valeur », pour reprendre les termes du sociologue Saïd Bouamama[5]Saïd Bouamama: Des classes dangereuses à l’ennemi intérieur. Syllepse, 2022..

Des piliers pour les syndicats
Indispensables à l’économie et à la société, les salarié∙es issu∙es de la migration jouent aussi un rôle de premier plan au sein des syndicats. On les trouve souvent aux avant-postes des luttes visant à améliorer les conditions de travail et de salaire, qu’ils et elles enrichissent de leurs expériences. Au sein des syndicats des services publics, ils et elles ont notamment été des acteurs∙trices des grèves menées ces des dernières années au CHUV, à l’Hôpital fribourgeois, dans l’Etat de Vaud, lors de la Grève féministe ou au sein des mobilisations pour les retraites, etc. Ce sont aussi eux qui forment dans une écrasante majorité le segment le plus syndiqué de la classe ouvrière en Suisse, soit celui du bâtiment et génie civil – qui lutte régulièrement pour défendre son contrat collectif de travail (le plus étoffé du pays) et a arraché en 2022, grâce à une journée de grève nationale suivie massivement, le droit à une retraite anticipée à 60 ans.

C’est justement quand elles réussissent à réunir un maximum de salarié∙es, indépendamment de leur nationalité ou de leur permis de séjour, que les luttes syndicales peuvent déboucher sur des victoires. Or dans le contexte d’une mondialisation néolibérale qui attaque massivement les conditions de travail, de salaire et l’ensemble des droits sociaux, construire une riposte unitaire des salarié∙es est un des principaux défis posés au monde du travail et aux organisations syndicales. Cela implique de construire un socle de revendications communes – pour une redistribution des richesses, pour des salaires et des conditions de travail dignes, pour un renforcement des assurances sociales, une extension des services publics, etc. – dans lesquelles une grande majorité des travailleuses et travailleurs pourront se reconnaître.

Un combat pour l’unité
Pour construire cette unité dans la pratique, il est nécessaire de s’opposer à une politique migratoire qui précarise et discrimine massivement nos collègues immigré∙es, tirant ainsi l’ensemble des conditions de travail vers le bas. Il faut aussi combattre les discours xénophobes qui justifient cette politique et contribuent à diviser les salarié∙es selon leur nationalité, leur statut de séjour, leur religion ou leur couleur de peau.

Il faudra enfin convaincre les salarié∙es « d’ici » que si le niveau salarial peut être mis sous pression avec l’arrivée de travailleurs∙euses « d’ailleurs », c’est parce que les employeur∙euses imposent à cette immigration – démunie lors de son arrivée – des conditions salariales très dures. Mais que, à aucun moment, ce n’est l’immigré∙e qui choisit de toucher un bas salaire – au contraire, il ou elle est la première victime du dumping patronal !

La bataille en cours contre l’agence Frontex et la « forteresse Europe » est l’un des aspects de ce combat.

Repérages

À permis précaire, conditions de travail et salaires précaires

Selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), au 4e trimestre 2021, 1,686 millions personnes de nationalité étrangère travaillaient en Suisse[6]OFS: Enquête suisse sur la population active au 4e trimestre 2021. 22 mars 2022.. Plus de quatre travailleurs∙euses immigré∙es sur cinq (78,4%) sont originaires d’un Etat de l’Union européenne (UE), de l’AELE ou du Royaume-Uni, et le reste d’un Etat tiers (21,6%).

Toujours selon l’OFS, « si l’on considère l’ensemble de l’économie, le salaire mensuel brut des personnes salariées de nationalité suisse est en moyenne plus élevé que celui versé à la main d’œuvre étrangère (6988 francs mensuels en moyenne à 100%, contre 6029 francs) »[7]OFS: Enquête suisse sur les salaires 2020.. Cette différence salariale se retrouve quelle que soit la catégorie de permis de séjour.

Les statistiques de l’OFS révèlent aussi des écarts importants selon les types de permis de séjour: 6138 francs de salaire médian[8]Le salaire médian signifie que 50% des salarié-e-s gagnent plus que ce montant, 50% moins (pour un 100%). pour un permis C; 5769 francs pour un permis B; 5250 pour un permis L (séjour de courte durée); 4552 pour les « autres ». En gros: plus le permis est précaire, plus le salaire baisse.

La différence est encore plus grande lorsqu’on examine les postes de travail n’exigeant pas de responsabilité hiérarchique: les salarié∙es de nationalité suisse n’occupant pas de fonction de cadre touchaient en 2020 6345 francs mensuels en moyenne (pour un 100%); les salarié∙es ayant un permis C, 5686 francs; les permis B,  5287 francs; les permis L, 5145 francs; et 4393 francs pour les « autres ».

Les salarié∙es immigré∙es occupent aussi nettement plus souvent des postes à bas salaires: 21% en moyenne pour celles et ceux de la première génération, contre 13% pour les Suisses[9]OFS : Indicateurs du marché du travail 2021.. Ils sont aussi plus touchés par le chômage – 7,6%, contre 3,2% pour les salarié∙es de nationalité suisse.

Tout en bas de cette pyramide on trouve des dizaines de milliers de sans-papier – une enquête commanditée par le SEM estime leur nombre entre 55 000 et 99 000, un chiffre invérifiable[10]B,S,S : Les sans-papiers en Suisse en 2015. Bâle, 2015.. Ces travailleurs∙euses de l’ombre subissent souvent des conditions de surexploitation. Juste au-dessus d’eux, on trouve les permis F (admissions provisoires), souvent contraints d’accepter les conditions les plus basses pour accéder au marché du travail.

Des rentes de retraites plus basses

Plusieurs études ont démontré que les migrant∙es rapportent plus qu’ils ne coûtent en matière d’assurances sociales. Selon les dernières statistiques de l’AVS par exemple, en 2018, les migrant∙es ont versé plus de cotisations à l’AVS qu’ils et elles n’ont perçu de prestations – ils ont payé les 32% des cotisations totales, alors qu’ils n’ont touché que les 18% des rentes versées.

On retrouve aussi de fortes inégalités entre Suisses et immigré∙es en matière de rentes de retraites. Selon la statistique des nouvelles rentes 2020, la rente AVS médiane des femmes d’origine étrangère est de 1220 francs par mois, celle des hommes étrangers de 1508 francs. Pour comparaison, la rente AVS médiane des femmes suisses est de 1778 francs mensuels, et celle des hommes suisses de 2029 francs.