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Documentation

CEDH | Grèce: Violation de la Convention dans le cas d’un naufrage

Dans un arrêt unanime rendu dans l’affaire Safi et autres c. Grèce, la CEDH a condamné la Grèce pour violation de l’article 2 de la Convention » européenne des droits de l’Homme, qui protège « le droit à la vie »,  lors du naufrage qu’a eu lieu le 20 janvier 2014 près de Farmakonisi et qui a coûté la vie à onze réfugiés, trois femmes et huit enfants. La Cour a également constaté la violation de l’article 13 qui interdit des traitements inhumains ou dégradants, car 12 requérants, des survivants du naufrage ont été victimes de tels traitements. Le Conseil grec pour les réfugiés (GCR) exprime « sa profonde satisfaction face à la décision historique de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui donne raison aux enfants et à leurs mères qui ont perdu la vie dans le naufrage de Farmakonisi en 2014 ».

Nous reproduisons ci-dessous le communiqué de presse de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) publié le 7 juillet 2022, traduit au français par Vivre Ensemble.

Documentation:

  • Vous pouvez accéder à l’arrêt en français relatif au communiqué de presse Safi et autres c. Grèce (Requête no 5418/15).
  • Le Conseil Grec pour les Réfugiés (GCR) qui a soutenu les requérant·es a organisé une conférence de presse le 11 juillet 2022. Les principaux points de celle-ci sont rassemblés dans un document disponible en anglais.
  • Le 8 juillet 2022, le European Council on Refugees and Exiles (ECRE) a également publié une prise de position suite à ce jugement en saluant la décision de la Cour mais rappelant que la Grèce ignore les mesures provisoires de la Cour européenne des droits de l’homme et poursuit la criminalisation de la solidarité.

Violations de la Convention dans une affaire concernant le naufrage d’un bateau de personnes migrantes.


L’affaire Safi et autres c. Grèce (requête n° 5418/15) concernait le naufrage, le 20 janvier 2014 d’un bateau de pêche transportant 27 ressortissant·es étranger·ères dans la mer Égée, au large de l’île de Farmakonisi, entraînant la mort de 11 personnes, dont des proches des requérant·es.
Dans l’arrêt de chambre rendu aujourd’hui dans cette affaire [1]En vertu des articles 43 et 44 de la Convention, cet arrêt de chambre n’est pas définitif. Pendant la période de trois mois suivant son prononcé, toute partie peut demander le renvoi de … Lire la suite, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé, à l’unanimité,
qu’il y a eu:

  • une violation de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme sous son son volet procédural. La Cour a constaté des lacunes dans la procédure et a conclu que les autorités nationales n’avaient pas mené une enquête approfondie et efficace capable de faire la lumière sur les circonstances dans lesquelles le bateau a coulé.
  • une violation de l’article 2 (droit à la vie) en raison de l’absence de respect de l’obligation positive de cet article. La Cour estime que les autorités grecques n’ont pas fait tout ce qu’on pouvait raisonnablement raisonnablement attendre d’elles pour assurer aux requérant·es et à leurs proches le niveau de protection requis par l’article 2 de la Convention.
  • une violation de l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants), concernant 12 des requérant·es qui se trouvaient à bord du bateau et qui, après son naufrage, ont été soumis à des traitements dégradants en raison des fouilles corporelles qu’ils et elles ont subies à leur arrivée à Farmakonisi.
  • Un résumé juridique de cette affaire sera disponible dans la base de données HUDOC de la Cour (lien).

Faits principaux
La demande a été introduite par un groupe de 16 requérant·es, composé de 13 ressortissants afghan·es, de deux ressortissant·es syrien·nes et d’un ressortissant palestinien.
Elle concernait le naufrage, le 20 janvier 2014, d’un bateau de pêche transportant 27 ressortissant·s étranger·ères en mer Égée, au large de l’île de Farmakonisi. Les requérant·es se trouvaient à bord du bateau, dont le naufrage a entraîné la mort de 11 personnes, dont des proches des requérant·es.
Selon les requérant·es, le navire des garde-côtes se déplaçait à très grande vitesse afin de repousser les réfugié·es vers les eaux turques, ce qui a provoqué le chavirement du bateau de pêche.
Selon les autorités nationales, le bateau était remorqué vers l’île de Farmakonisi afin de secourir les réfugié·es et il a chaviré à cause de la panique et des mouvements soudains des personnes à bord.

Plaintes, procédure et composition de la Cour
Se fondant sur l’article 2 (droit à la vie) de la Convention, les requérant·es soutiennent qu’en raison des actions et/ou omissions des garde-côtes, leur vie a été mise en danger lorsque le bateau a coulé. Certain·es des requérant·es se plaignent également de la mort de leurs proches à cette occasion.

Invoquant l’article 2 de la Convention sous son volet procédural, les requérant·es alléguaient que l’enquête administrative et judiciaire menée par les autorités nationales pour identifier les responsables de l’accident mortel auraient été insuffisantes.
Sous l’angle de l’article 13 (droit à un recours effectif) de la Convention, ils soutenaient qu’ils n’avaient pas disposé d’un recours interne effectif leur permettant de soulever leurs griefs au titre de l’article 2. La Cour a décidé d’examiner ces griefs sous le seul angle de l’article 2.
En outre, invoquant l’article 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) de la Convention, les requérant·es se plaignent d’avoir subi des traitements inhumains et/ou dégradants à la suite à leur transfert par les garde-côtes sur l’île de Farmakonisi.
La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 21 janvier 2015.

L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges, composée comme suit :

Marko Bošnjak (Slovénie), président,
Péter Paczolay (Hongrie),
Krzysztof Wojtyczek (Pologne),
Alena Poláčková (Slovaquie),
Erik Wennerström (Suède),
Raffaele Sabato (Italie),
Ioannis Ktistakis (Grèce),
et aussi Renata Degener, greffière

Décision de la Cour
Article 2 : concernant les enquêtes menées par les autorités nationales
La Cour observe que des poursuites pénales ont été engagées à l’encontre des garde-côtes impliqué·es dans les événements en question. Une telle procédure était en principe susceptible de faire la lumière sur les circonstances de l’affaire et conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à sanctionner les responsables. Toutefois, la Cour relève les éléments suivants concernant cette procédure.

Tout d’abord, certains requérant·es se sont plaint·es de problèmes d’interprétation lorsque des déclarations. Ils ont fait valoir que les enregistrements de leurs déclarations ne reflétaient pas leur véritable contenu et qu’ils n’avaient jamais dit que le bateau avait coulé à la suite des mouvements soudains des personnes à bord.
Une procédure avait été engagée contre les deux interprètes pour faux témoignage dans l’exercice de leur profession et le tribunal pénal, qui avait acquitté l’un des interprètes, avait reconnu qu’il ne parlait pas la langue des requérant·es. Les autorités avaient été informées de ces graves problèmes d’interprétation dès le 23 janvier 2014. Cependant, malgré le fait que les enregistrements des déclarations présentaient de sérieuses lacunes, ils sont restés partie intégrante du dossier jusqu’à ce que le procureur général ait mis fin à la procédure.
La Cour a estimé que, une fois que les autorités ont eu connaissance des allégations des requérant·es concernant de telles lacunes, elles auraient dû à tout le moins les examiner avant d’inclure les déclarations dans le dossier de l’affaire.

Deuxièmement, les requérant·es ont demandé au procureur de la République d’ordonner l’enlèvement du bateau de pêche et son examen par des expert·es, de leur fournir l’enregistrement des communications entre les garde-côtes et les données du signal et du radar de la base militaire de Farmakonisi et de leur accorder l’autorisation de nommer un·e expert·e. Seules les deux premières de ces demandes ont été acceptées par le procureur.
La Cour a constaté que l’affaire comportait des aspects très complexes connus des seules autorités. De l’avis de la Cour, il y a de grands doutes sur le fait que les requérant·es aient été en mesure de participer correctement à la procédure, qui portait sur des événements extrêmement graves, sans les enregistrements qu’ils et elles avaient demandés, puisque l’essentiel de l’affaire résidait précisément dans cet aspect.
En troisième lieu, la Cour observe que, en classant l’affaire, le procureur de la République s’est contenté de déclarer qu' » il n’y avait pas de pratique du refoulement en tant que procédure d’enlèvement ou de remorquage (…) vers les eaux territoriales turques (…) « . Elle a noté que, selon les requérant·es, le ministre des Affaires navales de l’époque avait précédemment déclaré que les autorités grecques  » renvoyaient [les migrant·es] vers la partie turque  » et avait ajouté que le nombre de migrant·es que les garde-côtes avaient empêché d’arriver en Grèce était « multiple » (des 7.000 qui avaient été arrêtés).
Les requérant·es ont également formulé d’autres allégations, qui n’ont pas été examinées par le procureur général compétent.
Ils et elles se plaignaient notamment du fait que l’ensemble de l’opération en question n’avait pas été organisée et conduite de manière à garantir la sécurité des personnes, que le centre de coordination et de recherche n’avait pas été informé et que les dispositions des instruments internationaux pertinents n’ont pas été respectées.
De l’avis de la Cour, il s’agit de pistes évidentes qui n’ont pas été suivies, ce qui a nui à la capacité de l’enquête de déterminer les circonstances exactes dans lesquelles le bateau avait coulé. Dès lors, il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural à l’égard de tous les requérant·es.

Article 2 : concernant les mesures positives pour la protection de la vie
La Cour a considéré qu’elle ne pouvait pas se prononcer sur un certain nombre de détails précis de l’opération qui s’était déroulée le 20 janvier 2014 ou sur l’existence d’une tentative de repousser les requérant·es vers la côte turque.
Elle a souligné que cette incapacité résultait en grande partie de l’absence d’une enquête approfondie et efficace de la part des autorités nationales.
Toutefois, elle a observé que certains des faits n’étaient pas contestés par les parties ou ressortaient indéniablement des éléments du dossier et des décisions des juridictions nationales.

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A son arrivée sur les lieux, l’équipage du PLS 1362 [2]Le patrouilleur PLS 136 des garde-côtes, qui aurait eu un équipage de quatre personnes. s’était informé des conditions précises dans lesquelles le bateau de pêche naviguait, y compris son état physique, et le fait qu’il y avait des femmes et des enfants à bord. Selon le gouvernement, c’est précisément en raison de l’état de l’embarcation, mal entretenue et impropre à la navigation, que le nombre de passager·ères, qui avait dépassé la limite maximale autorisée, et les mauvaises conditions météorologiques sur place que des ordres ont été donnés pour que le bateau soit remorqué en lieu sûr à Farmakonisi.
En revanche, aucune explication n’a été donnée sur la manière dont les autorités avaient l’intention de transporter les
requérant·es à l’aide d’un bateau, le PLS 136, qui était une vedette rapide et ne disposait pas de l’équipement de sauvetage nécessaire.
De plus, les garde-côtes n’avaient à aucun moment envisagé la possibilité de demander une assistance supplémentaire, ou bien les autorités compétentes n’avaient pas été informées qu’un navire plus adapté à une opération de sauvetage soit envoyé sur les lieux. Selon les allégations des requérant·es, les passager·ères secouru·es du bateau de pêche n’auraient pas reçu de gilets de sauvetage parce qu’il n’y en avait pas à bord du PLS.

En outre, la première étape de l’opération de remorquage aurait été interrompue lorsque le point d’ancrage à l’avant du bateau se serait détaché. Même en supposant que le bateau de pêche avait chaviré, comme le soutenait le Gouvernement, en raison d’un mouvement de panique, la Cour ne peut que constater qu’une telle panique était prévisible, compte tenu des conditions prévalant sur les lieux.
Néanmoins, les garde-côtes ont fait une deuxième tentative pour remorquer le bateau. Le gouvernement n’explique pas pourquoi il a insisté pour effectuer cette seconde tentative, alors que la panique avait été observée la première fois.
De plus, le centre de coordination et de recherche n’a été informé de l’incident qu’à 2 h 13, alors que le bateau de pêche avait déjà à moitié coulé. À 2 h 16, le bateau avait complètement coulé et certains parents des requérant·es étaient restés coincé·es dans la cabine. La Cour a souligné à cet égard l’importance primordiale du facteur temps dans une telle situation.
En outre, un appel  » Mayday Relay  » alertant les navires naviguant dans la zone afin qu’ils puissent se rendre rapidement sur les lieux n’a pas été lancé afin qu’ils puissent se rendre rapidement sur les lieux. Il n’a été envoyé qu’à 2 h 25, soit 12 minutes après que le centre de coordination ait été tardivement informé du naufrage par les garde-côtes.
Il y a eu un autre retard important dans la mobilisation et l’arrivée des moyens de secours disponibles : l’hélicoptère demandé par le centre national de coordination et de recherche à 2 h 29 n’est arrivé sur les lieux qu’à 3 h 52.


La Cour note que le Gouvernement n’a fourni aucune explication quant aux omissions et retards spécifiques et les retards en l’espèce et que de sérieuses questions se posent sur la manière dont l’opération avait été menée et organisée. En conséquence, elle a estimé que les autorités grecques n’ont pas fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour assurer aux requérant·es et à leurs parents le niveau de protection requis par l’article 2 de la Convention. Il y a donc eu violation de cet article à l’égard de tous les requérant·es.

Article 3 : concernant les traitements dégradants (à l’égard de 12 des requérants)
La Cour note qu’à leur arrivée à Farmakonisi, les requérant·es concerné·es n’ont pas été libres de se déplacer.
Ils et elles étaient sous le contrôle des autorités et étaient donc censé·es suivre les instructions des forces de sécurité.
Elle a en outre observé que les survivant·es du bateau naufragé ont été emmené·es sur un terrain de basket en plein air et ont reçu l’ordre de se déshabiller. Ils ont ensuite été soumis à une fouille corporelle devant les autres survivant·es et un groupe de soldats. On leur avait demandé de se pencher en avant et de se retourner. Le gouvernement n’a pas expliqué pourquoi la fouille corporelle était nécessaire pour assurer la sécurité. Il n’a pas non plus fait valoir qu’il existait d’autres considérations d’ordre public exigeant la fouille. En outre, il n’a pas indiqué qu’il y avait eu le moindre soupçon que les requérants étaient armés ou représentaient une menace pour la sécurité des forces de sécurité. Au contraire, à leur arrivée à Farmakonisi, les requérant·es étaient épuisé·es, choqué·es par les événements et inquiets du sort de leurs proches.

Quant aux conditions dans lesquelles la fouille s’est déroulée, la Cour observe que les requérant·es concerné·es ont été contraints de se déshabiller au même moment et au même endroit, devant au moins 13 autres personnes.
Elle rappelle que les requérant·es se trouvaient dans une situation d’extrême vulnérabilité : ils et elles venaient de s’échapper d’une prison, ils et elles venaient d’échapper à un bateau en train de couler et certains d’entre eux avaient perdu leurs proches.
Ils et elles se trouvaient sans aucun doute dans une situation de stress extrême et éprouvaient déjà des sentiments de douleur et de chagrin intenses.
Dans ce contexte, les fouilles corporelles pratiquées sur les douze requérant·es concerné·es dans de telles conditions ne sauraient être considérées comme fondées sur des exigences impérieuses de sécurité ou sur la nécessité de prévenir les troubles ou la criminalité.
La Cour estime que la fouille a pu provoquer chez ces requérant·es des sentiments de d’arbitraire, d’infériorité et d’anxiété, entraînant un degré d’humiliation dépassant le niveau – inévitable et donc tolérable – que les fouilles à nu impliquent inévitablement. Elle a conclu que la fouille que ces requérant·es ont subie dans de telles circonstances s’était assimilée à un traitement dégradant au sens de l’article 3 de la Convention. Il y a donc eu violation de cet article à l’égard des douze requérant·es concerné·es.

Satisfaction équitable (article 41)
La Cour a jugé que la Grèce devait verser un montant total de 330 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral subi par les requérant·es, répartis comme suit : 100 000 EUR à l’un des requérants, 80.000 EUR à trois des requérants conjointement, 40.000 EUR à un autre des requérants et 10.000 euros à chacun des 11 autres requérants.

Ce communiqué de presse est un document produit par le Greffe. Il n’engage pas la Cour. Décisions, arrêts et autres informations sur la Cour sont disponibles sur www.echr.coe.int.

Notes
Notes
1 En vertu des articles 43 et 44 de la Convention, cet arrêt de chambre n’est pas définitif. Pendant la période de trois mois suivant son prononcé, toute partie peut demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre de la Cour. Si une telle demande est formulée, un collège de cinq juges examine si l’affaire mérite un examen plus approfondi. Dans ce cas, la Grande Chambre entend l’affaire et rend un arrêt définitif.
Si la demande de renvoi est refusée, l’arrêt de la chambre devient définitif le jour même. Une fois qu’un arrêt devient définitif, il est transmis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe qui en surveille l’exécution. Vous trouverez de plus amples informations sur le processus d’exécution à l’adresse suivante : www.coe.int/t/dghl/monitoring/executio.
2 Le patrouilleur PLS 136 des garde-côtes, qui aurait eu un équipage de quatre personnes.