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Le Courrier | « Si tu refuses, tu vas disparaître ». Renvois vers le Sri Lanka

La journaliste Eva Lombardo est allée à la rencontre d’une famille d’origine sri lankaise en Suisse depuis six ans, qui est sous le coup d’une menace de renvoi. Alors que l’Organisation contre la torture (OMCT) a appelé à renoncer aux renvois vers ce pays, la Suisse semble poursuivre la volonté d’examiner les risques au cas par cas. Récemment l’OSAR et Amnesty ont publié des communiqués alertant sur les conséquences graves de la crise économique et la perpétuation de violations des droits humains par le gouvernement en place dans l’île. Selon Sarah Vincent, juriste d’Elisa ASILE, les cantons ont une marge de manœuvre face aux renvois. Dans ce cas, Genève pourrait selon elle surseoir à la demande d’expulsion ordonnée par le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM).

Nous reproduisons ci-dessous l’article de Eva Lombardo « Si tu refuses, tu vas disparaître » publié le 28 septembre 2022 dans le quotidien Le Courrier.
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«Si tu refuses, tu vas disparaître»

Eva Lombardo, Le Courrier, 28 septembre 2022

En juillet, l’Organisation mondiale contre la torture demandait à la Suisse de cesser les renvois forcés vers le Sri Lanka. Pourtant la famille de Kumaran, installée à Genève, est sur le point de se faire expulser.

Une demande d’asile déposée en 2016, la naissance de leurs deux filles à Genève, beaucoup de cours de français. Rien n’y fera. Kumaran, sa femme Daisy et leurs deux filles, Shara et Ammu*, devront quitter le pays si les autorités suisses ne reviennent pas sur leur décision d’expulsion.

La Suisse a été appelée à arrêter les renvois forcés vers le Sri Lanka par l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT), le 29 juillet dernier.

Aujourd’hui, elle procède toujours à ces pratiques. Le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM), interrogé à ce sujet, considère que «le retour au Sri Lanka est en principe licite et raisonnablement exigible, en tenant compte des particularités de chaque cas».

Pourtant, certain·es s’inquiètent de la crise politique que traverse le pays. «La mission suisse à l’ONU est préoccupée par les violences et les arrestations contre les manifestants pacifiques sous le nouveau gouvernement», selon une dépêche ATS datant du 12 septembre.

Combat pour obtenir des papiers

Nous avons rencontré le père de famille, Kumaran. Le jeune sri lankais de 27 ans n’est pas grand, mais large d’épaules. Son visage dur détonne avec la douceur de ses gestes. Ses yeux, noirs comme des billes, n’ont pas un instant de repos et regardent sans cesse de tous côtés, comme s’il craignait une mauvaise surprise. Kumaran parle vite, il oublie parfois de reprendre son souffle.

En 2019, la famille a reçu une première décision de renvoi. Depuis, elle a déposé plusieurs contestations, sans jamais obtenir gain de cause.

L’Office cantonal de la population et des migrations (OCPM) a également rejeté la demande déposée auprès du Canton en vertu de leur intégration. La famille a été convoquée cet été: leur renvoi est imminent.

Sarah Vincent, juriste à l’association Elisa-Asile, s’occupe de leur dossier. D’ici un mois, elle déposera deux nouvelles demandes de réévaluation. L’une auprès du SEM, pour faire reconnaître leurs motifs d’asile. L’autre, auprès de l’OCPM, en vertu de leur intégration.

«C’est l’autorité fédérale (le SEM, ndlr.) qui rend la décision de renvoi ou non, mais c’est le canton qui va mettre les gens dans l’avion. Genève a une marge de manœuvre sur le moment de l’exécution du renvoi: il faut jouer là-dessus.»

Denis Sylvester Hurd sur Flickr

Un destin bafoué au Sri Lanka

Le couple s’est rencontré en 2012 sur les bancs de l’université, dans le nord du pays majoritairement tamoule. Depuis plus de quarante ans, cette minorité sri lankaise réclame son indépendance face aux Cinghalais au pouvoir. «Déjà quand on était enfant, la situation était tendue. Il y a une pénurie d’aliments et de médicaments assez généralisée, et ce depuis des années», explique Kumaran.

Alors qu’il termine ses études universitaires, Kumaran est contacté par des membres du mouvement indépendantiste Tigres de libération de l’Eelam Tamoul (LTTE).

Un groupe d’activistes souhaite avoir accès à certains services universitaires, notamment les canaux de communication. Il dit ne pas faire partie de l’organisation, mais accepter de les aider.

Un jour, il se fait kidnapper en sortant du campus. «On m’a sauté dessus. Ils étaient plusieurs. J’ai été mis dans un gros van blanc. On m’a bandé les yeux, frappé et torturé.» Kumaran affirme qu’il s’agissait des forces de l’ordre elles-mêmes. «Quand c’est le gouvernement qui te séquestre, que fais-tu?», se scandalise-t-il.

Personne ne sait où il se trouve, ni son épouse, ni ses parents. Kumaran raconte: «Les coups devenaient de plus en plus forts, mais le pire était les cris des autres personnes kidnappées. Je ne les voyais pas, mais je les entendais. C’était horrible.»

D’après lui, le gouvernement a un seul but: obtenir des informations sur celles et ceux qui tentent de le renverser.

«Ils voulaient que je retourne à l’université pour collaborer avec les activistes, mais sous leur surveillance. C’était ça ou ils me tuaient.» On lui dit: «Si tu refuses, tu vas disparaître». Kumaran fait semblant d’accepter. «Dès que j’ai mis un pied dehors, je suis parti chercher ma femme et on s’est enfui.»

Six ans après, Kumaran dit ne pas avoir l’esprit tranquille. «La police continue de venir tous les deux jours toquer à la porte de mes parents.» Un climat tendu qui dépasse le cas du jeune homme. «Le gouvernement ruine l’existence de ses opposant·es en les empêchant de travailler». Il qualifie ce genre de pratiques comme étant une «véritable torture mentale».

Tant que la situation ne change pas, Kumaran ne souhaite pas retourner vivre au Sri Lanka. «Ma famille et mes ami·es me manquent tellement, mais c’est toujours bien trop dangereux là-bas.»

C’est avec une certaine appréhension que Kumaran pense aux prochaines semaines. «En Suisse, je n’ai jamais eu peur pour mes filles. Depuis qu’on a reçu cet avis d’expulsion, je ne les sens plus en sécurité.»

*Prénoms d’emprunt.