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Notre regard

Sri Lanka | La Suisse doit adapter sa pratique d’asile

Marine Zurbuchen
Directrice d’elisa-asile

Depuis l’entrée en fonction du président Gotabaya Rajapaksa en novembre 2019, la situation des droits humains au Sri Lanka s’est considérablement détériorée. Un rapport de l’ONU du 27 janvier 2021 vient confirmer ce constat alarmant, mettant en évidence des tendances particulièrement inquiétantes au cours de l’année passée (voir cet article) : aggravation de l’impunité, militarisation croissante des fonctions gouvernementales, discours ethno-nationalistes, actes d’intimidation à l’encontre de la société civile, maintien et application d’une loi «antiterroriste» abusive bafouant les garanties procédurales et utilisée contre les dissidents politiques et les minorités, décès en garde à vue et allégations crédibles d’enlèvements, de torture et de violences sexuelles par les forces de sécurité sri-lankaises.Face à cette situation, la Haute- Commissaire des Nations Unies aux droits de l’Homme, Michelle Bachelet, a émis plusieurs recommandations, dont celle adressée aux États membres de «revoir la pratique en matière d’asile à l’égard des ressortissant·es sri-lankais·es afin de protéger les personnes qui risquent des persécutions et éviter tout renvoi dans les cas qui présentent un risque réel de torture ou d’autres violations graves des droits humains » [1]. L’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR) soutient cette recommandation [2]. «Pour l’OSAR, il importe que le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) analyse minutieusement la détérioration de la situation dans le pays et adapte la pratique suisse en matière d’asile en conséquence. D’ici là, il s’agit de renoncer aux renvois.»

©UNHCR / G. Amarasinghe / October 2011

Or, à ce jour, le SEM n’a procédé à aucune nouvelle analyse de la situation au Sri Lanka et encore moins changé sa pratique à cet égard. Il n’a également pas suspendu les renvois et précise: «en raison de la pandémie de Covid-19, les rapatriements sont retardés, mais une suspension générale n’est actuellement pas prévue» [3]. Pour le SEM, la situation actuelle ne constituerait pas un risque général au Sri Lanka, ni un danger pour ses minorités, de telle sorte que la pratique de renvoi des Sri-Lankais·es débouté·es en Suisse n’a pas changé. Et de se défendre en déclarant qu’il « continue d’examiner chaque cas individuel avec soin et précision» [3]. Nous voilà rassuré·es ! La Suisse ne semble donc visiblement pas encline à suivre l’appel de l’ONU, malgré le risque de renvoyer des personnes qui pourraient être torturées à leur retour au Sri Lanka. Un refus d’adapter sa pratique en matière d’asile choquant et particulièrement inquiétant.

L’association elisa-asile fait également un autre constat: l’absence d’adoption d’une nouvelle politique d’asile claire à l’égard du Sri Lanka amène le Tribunal administratif fédéral (TAF), l’instance de recours, à rendre des jugements si ce n’est contradictoires, à tout le moins incohérents. Certains arrêts récents ne font aucune référence à la situation actuelle dans leur analyse de la crainte fondée de persécution en cas de retour. D’autres la mentionnent pour dire que le changement de gouvernement ne change rien. Dans d’autres encore, le TAF dit qu’il observe de manière attentive l’évolution sur place, afin de pouvoir en tenir compte dans son appréciation. Et d’ajouter timidement qu’on peut s’attendre à une certaine aggravation de la crainte de persécution pour les personnes qui, déjà précédemment, présentaient des facteurs particuliers de risque.

Dans tous les cas, le TAF continue d’appliquer les critères définis dans un arrêt de référence vieux de plus de quatre ans. En ne se positionnant pas clairement à l’égard du nouveau contexte sri-lankais, il laisse une marge de manœuvre considérable à chaque juge. Il s’ensuit une issue des procédures de recours incertaine et une grande insécurité juridique. Deux cas similaires pourront être appréciés différemment, avec pour conséquence de graves inégalités de traitement. L’uniformisation de la jurisprudence est pourtant essentielle à un ordre juridique cohérent et le TAF manque ici à son obligation.

Au vu de la tournure politique au Sri Lanka et du danger qu’y représente le renvoi d’ancien·nes demandeur·ses d’asile, majoritairement tamoul·es, il est plus qu’urgent que la Suisse prenne ses responsabilités et réponde à ses obligations internationales, conformément aux recommandations pourtant limpides de l’ONU.


[1] Bureau du Haut-Commissariat aux droits de l’Homme, « Promotion reconciliation, accountability and human rights in Sri Lanka – Report of the Office of the High Commissioner for Human Rights », 27 janvier 2021.
[2] OSAR, « La pratique en matière d’asile concernant le Srik Lanka doit être adaptée », 5 février 2021.
[3] SWI, « Ce que signifie la résolution de l’ONU sur le Sri Lanka pour la Suisse », Julia Crawford, 24 mars 2021.