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Notre regard

Edito | Réhumaniser le débat politique

Sophie Malka

« Allo ? Au secours s’il vous plaît je suis dans l’eau!»

«Oui mais vous êtes dans les eaux anglaises»

«Non, non, pas les eaux anglaises, les eaux françaises. S’il vous plaît, pouvez-vous venir vite, s’il vous plaît»

«Non, vous êtes dans les eaux anglaises. Attendez, je vous transfère aux garde-côtes britanniques.»

La ligne coupe, le micro reste ouvert. On entend l’opératrice dire: «Ah, ben, si t’attends pas, tu seras pas sauvé, ça te fera les pieds!»

Illustration Herji / Vivre Ensemble n°190 / décembre 2022

L’échange est intervenu à 3 h 31 du matin, le 24 novembre 2021, entre Karim, passager d’un bateau en péril dans la Manche, et une opératrice du CROSS Gris-Nez, centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage maritime.

Le premier appel de détresse avait été reçu à 1 h 48. Le CROSS connaissait parfaitement la position du bateau, envoyée à 6 reprises par Whatsapp à sa demande. Il attendait que l’embarcation dérive en eaux anglaises. 18 appels reçus entre 1h48 et 4h22 du matin. Plus de 2 h 30 durant lesquelles on entend les garde-côtes français tenter de confier à leurs homologues britanniques la charge du sauvetage ou décourager un navire marchand de secourir le bateau.

Face aux appels désespérés, les réponses des opératrices et opérateurs donnent la nausée: «Vous devez attendre» ou, à 4 h 16, «Quel est le problème?», alors qu’au bout du fil on entend: «Nous sommes dans l’eau! Dépêchez-vous, nous sommes en train de mourir, nous sommes dans la mer!»

27 hommes, femmes et enfants kurdes, éthiopien·nes, somalien·nes, afghan·es et égyptien·nes sont mort·es dans ce naufrage. Les échanges téléphoniques ont été publiés par Le Canard enchaîné et Le Monde (15/11). Dévoilant le mensonge éhonté de la préfecture de la Manche, qui affirmait n’avoir pu sauver ces 27 «migrants», car elle n’était pas au courant… [1]Écouter également « Naufrage mortel dans la Manche : ce que l’on sait de la nuit où 27 migrants se sont noyés  » sur Radio France

L’approche des fêtes donne souvent envie de s’évader de la noirceur du monde. On y arrive, parfois. D’autres, c’est plus difficile. Et c’est plutôt une révolte sourde qui vient, face à ce que le système fait à l’humanité.

Cette retranscription nous renvoie à d’autres propos, captés par un téléphone dans une loge de la sécurité du Centre fédéral de Boudry.[2]VE183/juin 2021 Ils témoignaient d’une violence perpétrée sur notre sol par d’autres agent·es de l’État, avec comme facteur commun une déshumanisation des victimes du seul fait que celles-ci sont des « migrants ».

On est au cœur de la banalité du mal décrite par Hannah Arendt au sortir du procès d’Eichmann. Un mal qui doit être dénoncé et mis sur la place publique, sans relâche. Pour que leurs responsables répondent de leurs crimes, jusqu’au sommet de l’échelle. Dans la Manche, en Méditerranée ou suite à des drames comme celui du foyer des Tattes, à Genève.

Les États ont peur de la lumière: pourquoi, sinon, dévier les projecteurs en criminalisant les personnes actives dans le sauvetage en mer ou la défense des droits humains?

Cette dénonciation ne peut se faire sans une société civile forte, des juristes engagé·es, des médias de qualité, et surtout des personnes concernées qui ont le courage de dire le mal qu’on leur fait. Nous croyons en la force de l’information et du témoignage pour réveiller l’indignation. Nous continuerons à déconstruire les vieilles recettes rhétoriques qui participent à la déshumanisation. Et à rappeler qui a le doigt sur la gâchette.

En Iran, en Afghanistan, en Turquie, en Éthiopie, comme en Ukraine, des hommes et des femmes défendent les valeurs démocratiques au péril de leur vie. Les leurs, les nôtres. À nous de défendre leurs droits, y compris lorsqu’elles franchissent nos frontières. Bonne lecture !


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