Regroupement familial | Un droit à 20’000 francs
Kafka chez les Helvètes !
Le regroupement familial pour les personnes admises à titre provisoire en Suisse (permis F) est un droit inscrit dans la loi sur les étrangers et l’intégration (LEI) *. À certaines conditions, la personne résidant en Suisse peut faire venir son ou sa conjointe et ses enfants. Dans les faits, les entraves dressées par les administrations suisses ici et à l’étranger font de ce droit un privilège en raison de son coût exorbitant. Les nombreux allers-retours à l’ambassade, les mois d’attente et l’absence de prise en considération des réalités du pays d’origine sont des obstacles concrets au regroupement familial.
* Le regroupement familial pour les titulaires du permis F est soumis aux conditions de l’art. 85 al. 7 de la loi sur les étrangers et l’intégration (LEI RS 142.20). Succinctement, la personne désireuse de faire venir sa famille doit l’avoir obtenu depuis au moins 3 ans, disposer d’un logement approprié, parler le français, et doit pouvoir subvenir aux besoins financiers de sa famille.
Originaire d’Afghanistan, Reza[1]prénom fictif est arrivé en Suisse en 2015. Il est au bénéfice d’une admission provisoire (permis F). Reza souhaite pouvoir vivre auprès de sa femme. Comme il répond à toutes les exigences légales, il dépose, en juin 2021 une demande de regroupement familial auprès du Service de la Population du canton de Vaud (SPOP).
Au mois de juillet 2021, le SPOP invite la femme de Reza, Mariya[2]prénom fictif, à se rendre auprès de la délégation suisse au Pakistan pour y déposer une demande de visa D qui lui permettra de rentrer sur territoire suisse. Reza contacte l’ambassade suisse à Islamabad pour prendre rendez-vous.
Le premier problème surgit : le SPOP et l’ambassade requièrent les originaux du certificat de mariage et de la Tazkera (carte d’identité afghane) de Reza.
Reza écrit au SPOP immédiatement pour leur demander à qui doivent être remis ces originaux, mais sa lettre reste sans réponse. Il décide alors de laisser au SPOP les documents qui sont déjà en leur possession et invite Mariya à amener à l’ambassade les papiers qu’elle a sur elle. Reza part du principe que si les autorités suisses veulent toutes les deux les originaux, elles communiqueront entre elles en cas de besoin.
Le 15 août 2021, les talibans prennent le pouvoir en Afghanistan. Dès ce moment, tout se complique. Les déplacements et l’obtention de documents officiels deviennent difficiles et dangereux. Comme des milliers de personnes tentent de fuir le pays, le prix des visas prend l’ascenseur et de longues files se forment à la frontière. Les talibans veillent : il faut une bonne raison pour pouvoir quitter le pays.
Mariya a rendez-vous à l’ambassade en novembre 2021. Elle réussit, non sans peine, à réunir les documents demandés (à l’exception de ceux déjà aux mains des autorités suisses).
Elle ne peut pas voyager seule en raison des restrictions imposées aux femmes: le frère de Reza doit donc l’accompagner. Mais si le frère part, la mère de Reza se retrouverait seule. Celle-ci se joint au voyage, qui, grâce à ses prescriptions médicales, donne au trio une « bonne » raison de passer la frontière. Le visa pour passer la frontière coûte 750$ par personne. Le jour du rendez-vous, Mariya se présente à l’ambassade helvétique au Pakistan. Mais là, l’agent de sécurité refuse de la laisser entrer prétextant qu’elle n’a pas tous les papiers nécessaires. Reza depuis la Suisse écrit à l’ambassade pour essayer de régler le problème, mais rien n’y fait, Mariya ne peut pas présenter ses documents, car il en manque trois. Un « certificat de police » que l’ambassade afghane aurait dû envoyer directement à la représentation suisse. Les ambassades sont distantes de 3 km: Mariya propose d’aller le chercher immédiatement, mais la Suisse refuse. Les deux autres documents manquants sont au SPOP. Reza écrit à l’ambassade que les documents sont déjà en possession des autorités suisses, mais celle-ci refuse de collaborer avec les autorités cantonales en Suisse! L’ambassade informe Reza qu’il doit récupérer les originaux pour les faire parvenir à l’ambassade helvétique au Pakistan…
Reza se rend donc en personne au SPOP, reprend ses originaux et les envoie via une entreprise spécialisée dans le transport rapide international. Cela lui coûte 165$. Pendant ce temps, Mariya et sa famille restent au Pakistan. Rentrer chez eux et repasser la frontière est trop coûteux et trop dangereux. De plus, il n’est pas possible de faire livrer les documents en Afghanistan, ils doivent donc les attendre au Pakistan. Ils logent dans une petite ville en dehors d’Islamabad pour payer moins cher. Séjourner au Pakistan pour les Afghans est coûteux, ils payent 100 $ par nuit pour les trois.
Le nouveau rendez-vous donné par l’ambassade suisse doit être repoussé une fois, les documents n’ayant pas été délivrés à temps. Finalement Mariya se rend le 1er février 2022 avec les originaux arrivés de Suisse et le certificat de police qu’elle a eu le temps d’aller récupérer à l’ambassade afghane.
Mais cette fois, l’ambassade suisse soulève un autre problème: une des Tazkera n’a pas été apostillée par l’administration à Kaboul. Mariya et sa famille doivent donc faire un aller-retour pour obtenir l’apostille.
Cette lacune aurait pu être identifiée trois mois plus tôt, lors du premier rendez-vous, si une inspection des documents avait été effectuée. Du temps mais aussi des milliers de dollars auraient été économisés.
Ce premier voyage pour Islamabad a coûté à Reza 15150$. 12500$ pour les 3 mois de séjour entre la nourriture, le logement et l’enregistrement au Pakistan, et 400 $ de trajets aller-retour. La prise de pouvoir des talibans rend l’apostille du document coûteuse, ils devront débourser 1200 $.
Mise en danger inconsidérée
Le rendez-vous suivant à l’ambassade à Islamabad est le 24 février 2022. Ils repartent d’Afghanistan tous les trois. La file d’attente à la frontière est très longue, après une nuit passée dehors, ils décident de payer pour passer plus vite. La santé de la mère de Reza ne lui permet pas de tenir plusieurs jours et nuits dans ces conditions. Ils payent 750$ de visa par personne plus 300$ pour passer devant tout le monde. À cela s’ajoute le prix du trajet, la nourriture et le logement sur place. Le coût de ce deuxième voyage s’élève à 3 250 $.
Le dépôt de la demande de visa D à l’ambassade suisse coûte plus de 900 $. Rien, si ce n’est la volonté de mettre un frein au regroupement familial ne peut justifier ce prix exorbitant.
Au mois de juin 2022, bonne nouvelle, Mariya peut aller chercher son visa D à l’ambassade suisse au Pakistan. Mais leur demande de visa pour passer la frontière afghane n’aboutit pas à temps et Mariya est obligée de repousser son rendez-vous. Un mois plus tard, elle obtient son visa afghan, mais le prix a augmenté: ils payent chacun 850 $. Fin juin, Mariya obtient son visa pour la Suisse. Ce troisième voyage coûte 2500 $.
Au terme de 12 mois de procédure, et l’équivalent de plus de 20 000 francs suisses déboursés, Mariya arrive finalement à l’aéroport de Genève. Elle est désormais hors de danger, mais à quel prix! Reza y a passé toutes ses économies, et plus encore: Mariya a vécu une année d’incertitude, de voyages périlleux et de craintes légitimes pour sa vie.
Le fait que l’ambassade suisse à Islamabad n’ait pas collaboré avec les autorités cantonales en Suisse et qu’elle ait exigé d’avoir en main des documents déposés auprès du SPOP a entraîné plus de 15 000 francs de frais inutiles.
Un cas parmi d’autres
Par ailleurs, on peut questionner le caractère raisonnable de demander à une femme afghane de faire 3 allers-retours avec le Pakistan alors que le pays est sous régime taliban. La Suisse, malgré ses inquiétudes affichées publiquement à l’égard de la situation des femmes en Afghanistan, l’a inutilement mise en danger. On peut également questionner la pertinence, de la part des autorités suisses, d’exiger un document apostillé par des autorités dont elles ne reconnaissent pas la légitimité [3]aucun pays n’a encore reconnu officiellement le régime taliban. Finalement, les autorités ont l’obligation « positive » de respecter le droit au regroupement familial [4]selon l’article 8 CEDH, ce qui signifie que l’État s’engage activement pour garantir la jouissance effective d’un droit fondamental. En l’occurrence, les pratiques des autorités suisses créent sciemment des obstructions.
Je vous ai relaté ici l’histoire de Mariya et Reza, mais, ils ne sont pas les seuls. J’ai depuis rencontré d’autres hommes, qui espèrent eux aussi pouvoir faire quitter l’Afghanistan à leur femme et qui se voient pris dans la même tourmente. Endettement ici, mise en danger de la vie là-bas.
Hélène Menut
Association le Lieu-dit, Nyon
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