Afghanistan | Les ramifications politiques d’un désastre humanitaire

En Suisse comme dans l’Union européenne (UE), l’un des principaux pays de provenance des demandes d’asile après l’Ukraine en 2022 a été l’Afghanistan. Une migration en augmentation et essentiellement masculine, mais qui n’est pas nouvelle. L’instabilité politique depuis l’invasion soviétique de 1979 et la détérioration de la situation sécuritaire durant l’intervention étrangère (2001-2021), en particulier en 2014, ont forcé un grand nombre d’Afghan·es à se déplacer dans et hors de ses frontières. La reprise éclair du contrôle de Kaboul par les talibans en août 2021 a exacerbé ce mouvement, ajoutant à l’insécurité une dégradation accélérée de la situation économique du pays, qui connaît l’une de ses plus graves crises humanitaires.

L’arrêt brutal de l’aide au développement et l’imposition des sanctions internationales^[2]Les sanctions internationales visent la plupart des 9 ministres au pouvoir. https://www.eda.admin.ch/eda/fr/dfae/dfae/aktuell/newsuebrsicht/2022/09/afghanistan.html suite à la prise de pouvoir des talibans a joué un rôle décisif dans cette situation^[3]Il s’agit notamment des réductions des salaires des travailleurs essentiels, de la crise de liquidité massive, d’une flambée des prix des biens essentiels; et des restrictions imposées … Lire la suite. Jusque-là, le budget de l’État afghan provenait en effet à 75% de l’aide financière internationale. Désormais, plus de 85% de la population vit dans la pauvreté, plus de 20 millions de personnes sont confrontées à une faim aiguë^[4]D’après le Secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires et Coordonnateur des secours d’urgence en Afghanistan … Lire la suite. Une troisième sécheresse consécutive aggrave encore la malnutrition de la population^[5]Ce secteur est l’un des moyens de subsistance essentiel alors qu’environ 70% des Afghans vivent dans des zones rurales (selon le FAO) et 80% vit directement ou indirectement de … Lire la suite.

Bien que le retrait américain ait mis fin à deux décennies d’occupation militaro-humanitaire brutale [1]^[6]Des villages bombardés par les troupes de l’OTAN, maisons pillées par les forces spéciales américaines et milices financées par la CIA, arrestations massives, tortures et des communautés … Lire la suite, marquée par des milliers de victimes civiles de drones américains et d’attentats à la bombe des ex-insurgés, la situation sécuritaire en Afghanistan demeure préoccupante. La violence d’État, avec la mise en œuvre de châtiments pour crimes moraux^[7]Les juges doivent appliquer certains aspects de la loi islamique, tels que les exécutions publiques, lapidations, flagellations et amputations, d’après l’Agence France-Presse … Lire la suite, se double d’attaques répétées à l’encontre des minorités, telles que les Hazaras chiites, pris pour cible par la branche afghane du groupe État Islamique^[8]Les attaques à la bombe et les attaques armées contre les Hazaras en 2022, revendiquées par l’État islamique de la province du Khorasan, auraient tué et blessé au moins 700 … Lire la suite. La criminalisation des relations homosexuelles avec un code pénal afghan qui fait de la conduite homosexuelle une infraction, touche également les droits des personnes lgbtiqa+.

Une migration essentiellement masculine?

Le sens commun s’attendrait à retrouver une majorité de femmes sur les routes de l’exil. Elles semblent être les premières victimes du régime, qui associe les discours sur les droits des femmes à l’impérialisme.[1] Que ce soit la fermeture des écoles pour les filles depuis mars 2022, l’exclusion de la gente féminine des universités et des organisations humanitaires depuis décembre 2022, les lois basées sur une lecture fondamentaliste du Coran écartent les femmes de la vie publique.

Dans les faits, la part de femmes sur les routes migratoires est relativement moindre que celle des hommes. Près d’un quart des déplacé·es internes et des réfugié·es sont des femmes, selon le HCR. Pour partir, celles-ci privilégient d’autres canaux (tels que le regroupement familial), car les défis sont nombreux. Quitter le pays légalement requiert un passeport et un visa, des documents officiels presque impossibles à obtenir actuellement. De plus, d’après les lois talibanes, les femmes sont dépendantes d’une autorisation de quitter le pays par leur Mahram (« gardien » masculin) et ne peuvent voyager seules. Enfin, les risques encourus sur les voies migratoires terrestres sont décuplés en raison des viols et violences de genre quasi systématiques.

L’émigration d’au moins un membre de la famille devient alors une stratégie. [2]^[9]Monsutti, Alessandro, 2004. Guerres et migrations : réseaux sociaux et stratégies économiques des Hazaras d’Afghanistan, Neuchâtel/Paris, Institut d’ethnologie/Maison des … Lire la suite Les départs surtout masculins redoublent les responsabilités des mères, sœurs et filles restées au pays, affectant la société dans son ensemble. Face à cette réalité, les femmes et les minorités ethnoreligieuses persécutées continuent de résister: manifestations, écoles clandestines, emplois informels… [1]^[10]https://www.leparisien.fr/video/video-afghanistan-les-femmes-ne-vont-pas-abandonner-la-partie-19-08-2021-NZRP2LRRBVEY3OGMZPTBA3AEOU.php

De nombreux analystes pointent du doigt l’échec de l’intervention américaine et de ses alliés de l’OTAN^[11] … Lire la suite en Afghanistan comme source principale du désastre humanitaire qui sévit actuellement. Le gouvernement taliban ne jouissant pas de la reconnaissance internationale, les leviers de pression qu’il utilise restent flous et c’est la population qui souffre du blocage politique. Dans ce contexte préoccupant, les trajectoires migratoires afghanes traduisent l’emboîtement de ces multiples bouleversements dont les ramifications dépassent largement l’Afghanistan et dévoilent un dysfonctionnement systémique.

Nina Khamsy
Doctorante, Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)

Femmes et filles éligibles au statut de réfugiées

Au vu de la politique mise en œuvre par les talibans depuis leur accès au pouvoir, « les femmes et les filles sont en général exposées à des risques de persécution et sont donc éligibles au statut de réfugié ». Telle est la conclusion de l’Agence de l’Union européenne dans un rapport rendu public le 25 janvier 2023, dont l’objectif est de guider les États membres de l’UE dans leurs pratiques d’asile en vue d’une harmonisation. Celui-ci analyse la situation actuelle et dresse la liste des autres catégories de la population à risque de persécution et conclut qu’en général, « il n’y a pas d’alternative de protection interne dans aucune partie de l’Afghanistan,si le demandeur quitte sa région d’origine.»

La Suède s’était le 7 décembre prononcée pour l’octroi du statut de réfugiée aux femmes afghanes. Se basant sur le rapport européen, le Danemark, connu pour sa politique zéro réfugié·e, annonçait fin janvier sa décision de «systématiquement accorder l’asile aux femmes et filles originaires d’Afghanistan». Les demandes des hommes afghans, y compris de ceux actuellement déboutés, seront également réévaluées à la lumière de cette nouvelle analyse. D’autres pays pourraient suivre. Et la Suisse ?

Sophie Malka