Témoignage | Before we die
Âama
Pour Alireza, tué par la politique migratoire suisse
Nous publions ci-dessous deux courts extraits d’un long témoignage écrit par Âama à la suite du décès d’Alireza, à Genève. Elle écrit «depuis sa propre expérience de personne migrante, comment le système migratoire suisse dévalorise quotidiennement les personnes migrantes et les pousses au suicide.» Au moment où les incivilités de quelques-uns sont sur médiatisées et où la réponse apportée n’est que sécuritaire, la lecture de ce texte offre un aperçu de la violence institutionnelle qui règne dans les Centres fédéraux d’asile(CFA), bien loin de ce qui est montré au grand public.
Nous ne pouvons vivre dans l’ordre établi par aucun d’entre eux. Ils nous disent tous une même chose : Votre existence n’a pas de valeur ni de sens.
Depuis le premier jour où j’ai dû m’intégrer dans le système d’immigration suisse jusqu’à aujourd’hui, c’est le mot qui m’a été le plus chuchoté à l’oreille. Une promesse que personne ne m’a dite ouvertement, que personne ne m’a criée dessus, que personne ne m’a frappée sur la tête ; une promesse qui n’est pas écrite sur le mur, qui n’est pas communiquée par lettre officielle, que vous ne trouverez pas dans les règlements, mais qui se fait sentir partout. De même que dans mon pays d’origine, la police a appris à utiliser la violence physique contre nos corps sans laisser aucune trace, en Suisse, le personnel et les politiques des autorités d’immigration se sont spécialisés dans la destruction de notre personnalité et de l’estime de soi sans rien laisser paraître d’autre que de la politesse. Non pas avec l’agression d’un dictateur qui déclarait ouvertement qu’il ne reconnaissait pas la constitution, mais avec la sournoiserie d’une lourde bureaucratie, interprétant toujours contre nous des lois extrêmement ambiguës. J’ai ressenti le même sentiment d’inutilité en tant qu’individu vis-à-vis des deux États. Mais alors que mon pays d’origine est condamné par de nombreuses organisations internationales, la Suisse est présentée comme l’incarnation des droits humains et de la démocratie. Ce que le système migratoire suisse nous fait vivre doit être beaucoup plus visibilisé afin de démasquer la cause de tant de morts et d’atrocités et d’éviter de continuer à applaudir les meurtriers qui nous poussent à mettre fin à nos vies.[…]
Alors que dans nos pays d’origine, nous étions étiqueté·es comme rebelles, victimes de guerre, survivant·es, terroristes, damné·es, aux yeux du SEM nous ne sommes pas même ces stigmates; nous ne sommes plus qu’un numéro.
Le caractère insignifiant et sans valeur de notre existence n’est pas seulement imposé par des stratégies à long terme. Les atteintes à notre dignité se manifestent aussi fréquemment dans la vie quotidienne. L’exemple le plus frappant, voire théâtral, dans tous les camps [ou centres fédéraux] sont les cérémonies au cours desquelles nous recevons notre «allocation», qui est fixée à 3.- par jour. Tous les jeudis entre 8 et 9 heures, toutes les personnes vivant dans le camp sont soigneusement alignées dans une file d’attente, chaque personne, tour à tour, salue une personne haut placée du SEM qui attend avec une caisse enregistreuse à la main. L’agent·e du SEM demande à des centaines de personnes avec la même insensibilité, «Bonjour, comment allez-vous?» Et après, l’argent de poche est remis. La personne qui reçoit l’argent remercie le personnel du SEM et part. Cette cérémonie est le moment où vous verrez le personnel du camp travailler de la manière la plus amicale et la plus méticuleuse. Il organise souvent les files d’attente, avertit la personne qui ne se rend pas compte que c’est son tour d’aller à la caisse, et la dirige vers la porte de sortie. La ligne où l’on attend, où l’on entre dans la salle, où l’on prend l’argent et où l’on part est presque aussi précise que si elle avait été dessinée à la craie sur le sol. Parmi les milliers d’événements chaotiques du camp, la cérémonie la plus irréprochable est ce moment de remise de l’allocation. Elle rappelle tout autant le théâtre en termes de mise en scène, l’armée en termes de rapports de force et de saluts, et la relation familiale traditionnelle père-enfant en termes d’attentes de gratitude et de respect. Ce qui rend la chose encore plus marquante est l’obligation de participer à cette cérémonie. Un jour, alors que j’étais malade et que je ne faisais pas la queue pour l’allocation, les fonctionnaires sont venus dans ma chambre et m’ont dit que je devais y aller.
Il était clair que toute cette cérémonie est organisée non pas pour nous donner quelque chose, mais pour nous prendre quelque chose : Notre honneur.
Le texte complet «Before we die» a été publié le 25 janvier 2023 sur le site Projets Evasions, puis sur asile.ch. Il peut être commandé une version imprimée à prix libre.