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Notre regard

Jeunes personnes déboutées de l’asile | Le coût de l’interdiction de travailler

JULIEN MASSARD

Chercheur à l’Institut de recherche appliquée en économie et gestion (IREG) de l’UNIGE et de la Haute école de gestion

Mandatée par le Centre social protestant Genève (CSP) et Vivre Ensemble, une étude universitaire évalue le manque à gagner pour la collectivité genevoise de l’interdiction de travailler faite aux jeunes personnes déboutées de l’asile. Sa conclusion : entre coût de l’aide d’urgence et absence de salaire, ce sont 13 millions de francs sur 10 ans de pertes sèches pour quelques 32 jeunes vivant à Genève. Au minimum. Le chercheur Julien Massard présente la méthodologie et les résultats de cette recherche inédite. En la publiant, nos associations espèrent que les autorités du canton de Genève s’appuieront sur les conclusions de cette étude pour mettre en œuvre une politique pragmatique et humaine, à l’instar de la pratique novatrice que le canton de Fribourg a mise en œuvre. [VE & CSP]

Les jeunes personnes déboutées de l’asile sont dans une situation paradoxale et coûteuse pour le canton de Genève. D’une part, elles peuvent suivre un parcours scolaire presque ordinaire. D’autre part, leur absence de statut s’accompagne d’une interdiction de travailler. Cette inactivité forcée, couplée à une impasse quant à un départ de Suisse, les oblige à rester à l’aide d’urgence, une aide matérielle minimale, alors qu’elles ont acquis des compétences valorisables sur le marché du travail. Cette situation engendre un coût direct à travers l’aide d’urgence et un coût d’opportunité lié à la non-utilisation de cette main-d’œuvre formée. Nous avons prudemment estimé à plus de 13 millions de francs la perte pour le canton de Genève sur 10 ans pour une population concernée de 32 jeunes; chiffre qui se veut un étalon minimal et non un nombre exact.

Entre restriction de l’asile…

Le nombre de jeunes relevant du domaine de l’asile tend à augmenter ces dernières années. En 2022, 37 % des demandes d’asile ont été déposées par des mineur·es, certain·es seul·es, d’autres avec leurs parents. Plus d’un quart sont de fait des naissances. Certain·es de ces enfants et adolescent·es n’obtiennent ni un statut de réfugié, ni une admission provisoire. Cette population dite « déboutée » doit quitter au plus tôt la Suisse et n’a pas le droit de travailler. Elle n’a que peu de possibilités de survie: soit elle quitte le pays, soit elle passe dans la clandestinité, soit elle reste à l’aide d’urgence; un système d’aide sociale très réduite créé dans les années 2000 afin d’inciter les personnes déboutées de l’asile à quitter rapidement le territoire.

Ces conditions de vie minimales se montrent inopérantes. Comme souvent, les facteurs d’exil lié à la situation politique et sociale dans le pays d’origine sont sous-estimés et beaucoup de débouté·es ne veulent pas quitter la sécurité toute relative acquise en Suisse. Ce n’est pas parce que leurs motifs de fuite n’ont pas été reconnus lors de la procédure d’asile qu’ils n’existent pas. Par ailleurs, différents obstacles à l’exécution du renvoi existent (diplomatiques, administratifs, etc.). Ces éléments tendent à accroître le temps passé à l’aide d’urgence des personnes déboutées. Celles-ci deviennent en majorité des bénéficiaires de longue durée dans des dispositifs conçus seulement pour le court terme.

Et droit à l’éducation

Qu’elles soient en procédure d’asile, titulaires d’un permis ou déboutées de leur demande d’asile, ces jeunes personnes sont intégrées à un parcours de scolarité presque ordinaire. À Genève, la constitution cantonale garantit l’accès à l’éducation pour toute personne jusqu’à 18 ans et plusieurs personnes déboutées ou futures déboutées sont sur les bancs des écoles genevoises. Toutefois, peu importe le diplôme obtenu, l’interdiction de travailler qui frappe cette population rend leurs compétences inutilisables sur le marché de l’emploi. Elle les empêche également de bifurquer vers l’apprentissage dual (CFC), une autorisation de travail étant alors nécessaire.

Un regard économique sur cette situation

Cette interdiction de travailler des jeunes débouté·es engendre un coût direct lié au temps passé à l’aide d’urgence et un coût d’opportunité résultant de la non-utilisation de leurs compétences sur le marché du travail. Ce dernier coût correspond au manque à gagner lié au salaire potentiel que cette population pourrait gagner et qui serait dépensé dans l’économie genevoise, contribuant au produit intérieur brut (PIB), autrement dit à la production de richesse. Notre modèle d’estimation a pris en compte ces deux coûts à travers des trajectoires d’asile standardisées (comprenant la procédure d’asile, la formation, etc.). Dès la fin de leur formation en Suisse, notre modèle calcule sur

10 ans: (1) un parcours effectif où la jeune personne déboutée est à l’aide d’urgence – situation qui représente le parcours actuel de cette population ; (2) un parcours alternatif qui établit un scénario « contrefactuel » dans lequel les débouté·es peuvent travailler.

Le coût direct est évalué à travers le coût moyen annuel à l’aide d’urgence d’un·e débouté·e, pondéré par la probabilité qu’il ou elle sorte de l’aide d’urgence. Le coût d’opportunité mesure le salaire potentiel que cette personne pourrait gagner, pondéré par la probabilité qu’elle participe au marché du travail. Ce dernier paramètre a été estimé principalement par la durée de séjour et l’âge d’arrivée dans le pays d’accueil. La durée de séjour synthétise un certain nombre de facteurs permettant aux réfugié·es de trouver un travail (p.ex. l’apprentissage de la langue, de la culture, la création d’un réseau, etc.). L’âge d’arrivée est également un facteur important dans l’explication des taux de participation au marché du travail des réfugié·es [1]Par « réfugié·e », nous comprenons toutes les personnes ayant effectué une demande d’asile et ayant reçu un statut de protection (permis B ou F). L’estimation du coût d’opportunité … Lire la suite : selon les études sur le sujet, plus une personne arrive jeune en Suisse, plus son intégration économique est facilitée. En effet, après 10 ans de séjour, les réfugié·es arrivé·es avant 25 ans en Suisse participent au marché du travail à des niveaux proches de ceux des Suisses.

Enfin, la formation joue également un rôle prépondérant pour l’intégration économique. Cette composante a été inclue grâce à la constitution de trois profils types élaborés selon le niveau de formation potentiellement atteint en Suisse par les jeunes débouté·es: « École générale » (pour la maturité), « Formation professionnelle initiale » (pour des apprentissages) et « Sans formation » pour celles et ceux ne pouvant pas faire d’études à Genève, car étant arrivé·es après 19 ans.

Des coûts inévitables pour le canton ?

Après 10 ans, l’addition du coût direct et du coût d’opportunité pour le profil « Sans formation » aboutit à un coût combiné de 331 378 francs par personne, à 474 254 francs pour le profil « Formation professionnelle initiale » et à 551 079 francs pour le profil « École générale ». Si on multiplie les coûts combinés des trois profils types selon l’estimation du profil des 32 jeunes débouté·es entre 18 et 24 ans actuellement à Genève à fin 2022, le coût total s’élève à plus de 13 millions de Frs pour l’économie genevoise sur 10 ans.

Ces chiffres sont des approximations, car ils se basent sur de nombreuses hypothèses visant à compenser l’absence de certaines données et ne peuvent être pris comme des réalités exactes. Nous avons délibérément été prudents dans la construction de notre modèle en privilégiant, par exemple, les fourchettes basses pour les paramètres salariaux.

De plus, de nombreux coûts annexes n’ont pas été pris en compte comme le coût lié à la santé psychique des jeunes débouté·es qui se dégrade très vite en raison des conditions difficiles de l’aide d’urgence; ou encore les coûts intrinsèques au traitement administratif lourd de l’aide d’urgence, policier, etc. Par conséquent, il est possible que le montant total de 13 millions de francs sous-estime la perte pour l’économie genevoise causée par l’interdiction de travailler des jeunes personnes déboutées. Ce montant devrait servir d’étalon afin d’appréhender ce manque à gagner, pour la société, et pour ces jeunes.


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Notes
Notes
1 Par « réfugié·e », nous comprenons toutes les personnes ayant effectué une demande d’asile et ayant reçu un statut de protection (permis B ou F). L’estimation du coût d’opportunité s’est faite sur la base