Retours en Érythrée | Entre absence de monitoring et difficultés d’enquêter
Questions recueillies par Giada de Coulon
Regard d’un journaliste
La question de l’accueil des réfugié·es érythréen·nes occupe une place importante dans les médias suisses, conséquence de la surpolitisation du sujet. Les questions idéologiques prennent régulièrement le dessus en l’absence de faits vérifiés : l’Érythrée empêche toute enquête libre de s’y dérouler et ne collabore pas avec les organes de l’ONU. Les informations publiées par les ONG et le rapporteur spécial de l’ONU proviennent des témoignages de celles et ceux qui ont fui le régime. C’est ce même procédé qui a permis au média en ligne Reflekt de publier en 2020 une enquête en trois volets intitulée « Zurück in die Diktatur»[1]«Zurück in die Diktatur», Christian Zeier, Florian Spring & al., Reflekt (08.04.2020). Retrouvez sa synthèse en français sur asile.ch : «Érythrée. Retour en dictature», enquête sur la … Lire la suite. Une équipe de journalistes a reconstitué l’histoire de cinq personnes, qui étaient rentrées en Érythrée entre 2016 et 2019 suite au rejet de leur demande d’asile. Elles témoignent des menaces, emprisonnement et tortures subies à leur retour qui les ont poussées à un second exil. L’enquête ouvre une véritable boîte noire de la politique helvétique en révélant l’impact des décisions d’asile. Nous avons contacté Christian Zeier (rédacteur en chef et directeur de Reflekt) afin d’évoquer les dessous de ces investigations.
Crée en 2019, REFLEKT est un média en ligne alémanique. Constitué d’une équipe de recherche indépendante, le média propose des enquêtes au long cours. En 2020, REFLEKT a reçu le Swiss Press Award.
Pourquoi choisir de traiter de la thématique si politisée de l’Érythrée? Vous définissez-vous comme un journaliste engagé ?
Je suis un journaliste d’investigation. Mon rôle est d’enquêter: je m’engage donc pour plus de transparence et je cherche à mettre en lumière les dysfonctionnements et les abus de pouvoir. Dans ce contexte, savoir ce qu’il advient des demandeurs d’asile déboutés qui retournent en Érythrée était (et est encore en partie) un sujet sur lequel les informations sont lacunaires. Ma motivation en tant que
journaliste est de combler ces lacunes et de permettre ainsi des décisions éclairées. Le fait que le sujet soit si politique montre simplement qu’il intéresse de nombreuses personnes. Mais nous voulons aborder les questions de la manière la plus objective possible en y intégrant le plus de perspectives.
Avez-vous rencontré des difficultés à mener cette enquête ?
Pour ce reportage, nous avons délibérément décidé de ne pas nous rendre en Érythrée. Les rapatriés que nous avons pu retrouver avaient déjà quitté le pays. Et nous savions qu’en dehors de l’Érythrée, ils pourraient raconter leurs expériences de manière plus ouverte et avec moins de peurs.
En Éthiopie, nous avons parlé avec un rapatrié de Suisse et avec de nombreuses personnes qui avaient récemment fui l’Érythrée vers le pays voisin. Pour entrer en contact avec le rapatrié, nous avons suivi plusieurs pistes dont la publication d’un appel: de nombreuses personnes se sont manifestées et nous ont raconté leurs histoires. Des témoignages dont nous avons cherché à vérifier les informations. Nous avons également collaboré avec un «fixeur», un journaliste local qui connaît l’Éthiopie bien mieux que nous et qui dispose d’un bon réseau sur place.
Pour les entretiens, nous avons organisé un lieu sûr dans la capitale Addis Abeba afin de garantir des conditions aussi anonymes que possible. Il était important d’instaurer d’abord la confiance et de faire comprendre aux gens pourquoi nous nous intéressions à leur histoire. Elles se sont ainsi ouvertes et nous ont raconté des expériences très personnelles et souvent terribles.
Quelle impression vous est-il resté de ces entretiens ?
Ce qui m’a le plus impressionné, c’est que les gens qui avaient déjà traversé tant d’épreuves ne se décourageaient pas. Ils étaient conscients de leur situation difficile, mais la plupart d’entre eux ont parlé de leurs projets d’avenir, même s’ils étaient modéré- ment optimistes. J’ai également été frappé par le fait que presque tous parlaient avec beaucoup d’affection de leur pays d’origine, qu’ils souhaitaient y retourner, mais pas dans ces conditions.
En 2022, vous publiez dans Republik la suite de votre travail d’investigation [2]Republik, Christian Zeier, « Ein Asylfall, der alles ändern könnte », mai 2022 [Un cas d’asile qui pourrait tout changer]. Retrouvez sa synthèse sur asile.ch «Retour d’Erythrée. Un témoin … Lire la suite: l’histoire de Yonas, revenu en Suisse après un retour en Érythrée. Pouvez-vous nous parler brièvement de cette enquête ?
Yonas a lui aussi fui une deuxième fois son pays après y avoir été rapatrié suite au rejet de sa demande d’asile. Lorsque nous l’avons contacté, il se trouvait en Grèce et tentait de revenir en Suisse. J’ai pu constater les difficultés auxquelles il était confronté. La Suisse avait officiellement clos sa procédure d’asile et ne se sentait plus responsable de lui, bien qu’il ait fait valoir avoir été torturé à son retour en Érythrée. Il n’a donc reçu aucun soutien officiel, mais a néanmoins réussi à revenir et à déposer une nouvelle demande d’asile. Cette fois, il a reçu une décision posi- tive. Comme Yonas était le premier requérant d’asile érythréen à raconter publiquement les traitements subis à son retour en Érythrée, nous avons publié son récit: « Une Odyssée de l’asile qui pourrait tout changer ». Or, si des interventions politiques ont eu lieu, le SEM continue de prendre ses décisions sur la base de faits insuffisamment instruits. Et il continue de mettre la pression pour que les requérant·es d’asile débouté·es rentrent, alors qu’il n’y a pas de monitoring sur ce qu’il advient d’elles et eux.
Que vous a appris ce reportage?
Dans le cadre de mes recherches, j’ai pris de plus en plus conscience de la propension du système d’asile à commettre des erreurs. Un des problèmes est, évidemment, l’absence de suivi après que les personnes aient été incitées à retourner dans leur pays. S’ajoute le fait, dans le cas de l’Érythrée, qu’il est très difficile de recueillir de façon indépendante des informations sur le terrain[3]Damian Rosset, Érythrée, la guerre des sources, Vivre Ensemble n° 164, septembre 2017.
Nous sommes face à une impasse en matière de politique d’asile. Il y a de nom- breuses personnes qui ne sont pas autori- sées à rester en Suisse, mais qui ne veulent en aucun cas rentrer en Érythrée. Elles se retrouvent à l’aide d’urgence et sont, en fin de compte, les victimes tragiques du système. Personne ne peut vouloir cette situation, que l’on soit de droite ou de gauche. En tant que citoyen, j’attendrais donc des hommes et des femmes politiques qu’ils mettent pour une fois leur idéologie de côté et trouvent une solution humaine.
RETOURS EN ÉRYTHRÉE | L’ONU PRÉVIENT LA COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE
« Je tiens à souligner qu’il est dangereux de renvoyer des personnes requérantes d’asile érythréennes dans leur pays d’origine vu le risque élevé qu’elles soient exposées à des violations de droits humains à leur retour.» Dans son dernier rapport publié en mai 2023, le rapporteur spécial pour l’ONU sur la situation des droits humains, Dr Mohamed Abdelsalam Babiker, s’alarme d’une aggravation de la situation des droits humains. Interviewé par l’OSAR, il estime que « les personnes réfugiées et requérantes d’asile d’Érythrée devraient recevoir une protection ainsi qu’un accès à tous les droits humains et aux services nécessaires dans leur pays de destination. Cela inclut le droit au travail, à l’éducation, à l’accès aux soins de santé et à un niveau de vie suffisant.»
• Organisation suisse d’aide aux réfugiés, «Sous sa forme actuelle, le service national est inextricablement lié au travail forcé et à des pratiques analogues à l’esclavage», interview réalisé par Jeannine König, 25.08.2023
• A/HRC/50/20, Situation of human rights in Eritrea , Report of the Special Rapporteur on the situation of human rights in Eritrea, Mohamed Abdelsalam Babiker, Human Rights Council, 19 June – 14 July 2023
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Notes
↑1 | «Zurück in die Diktatur», Christian Zeier, Florian Spring & al., Reflekt (08.04.2020). Retrouvez sa synthèse en français sur asile.ch : «Érythrée. Retour en dictature», enquête sur la pratique suisse, Giada de Coulon, Vivre Ensemble 178, juin-juillet 2020 |
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↑2 | Republik, Christian Zeier, « Ein Asylfall, der alles ändern könnte », mai 2022 [Un cas d’asile qui pourrait tout changer]. Retrouvez sa synthèse sur asile.ch «Retour d’Erythrée. Un témoin pour faire bouger les lignes? », Giada de Coulon, Vivre Ensemble 188, juin 2022 |
↑3 | Damian Rosset, Érythrée, la guerre des sources, Vivre Ensemble n° 164, septembre 2017 |