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Comptoir

Valoriser le temps long pour parler de l’exil

Giada de Coulon

Anne-Frédérique Widmann n’a pas froid aux yeux. Comme journaliste, elle s’est frottée à des sujets d’actualité qui représentaient de réels enjeux humains, humanitaires et politiques. Engagée à la RTS depuis 2003 après 14 ans dans la presse écrite, elle s’est rendue pour l’émission Temps Présent en Afghanistan après la prise du pouvoir des Talibans en août 2021 ; a suivi la piste de djihadistes suisses partis en Syrie ; a retracé le parcours des personnes migrantes du Niger à la Sicile. Elle est pourtant bien sereine ce jeudi matin tôt lorsque nous la rencontrons au café de Plainpalais avant une session de montage. Sollicitée pour connaître son regard sur les enjeux que soulève pour les journalistes le traitement de la migration, elle partage volontiers son expérience.

Photo prise lors du tournage de Migrants sur la route de l’enfer, Agades, Niger. DR

Termes et temporalités: comment bien parler de migration?

Lorsqu’il s’agit de faire une enquête qui porte sur des questions propres à la migration, Anne-Frédérique Widmann constate parfois une certaine lassitude de la part de journalistes, lassitude qui reflète celle de l’opinion. Ceci s’explique notamment par le fait que la problématique et la situation des personnes exilées sont documentées depuis très longtemps et que l’impression générale est que, sur ce dossier, rien ne change. La conséquence dommageable de cette « fatigue » est que le traitement de ces questions intervient avant tout lorsqu’il y a une actualité « chaude », par exemple une arrivée importante de réfugié·es ou encore des mort·es en Méditerranée. De ceci peut découler une image incomplète, voire déformée, de ce que migrer veut dire. De l’avis de la journaliste, il faudrait parler davantage des causes de la migration : guerres civiles, djihadisme, corruption des élites locales, inégalités économiques nord-sud, rôle des multinationales. Il est aussi utile de traiter cette thématique sur un temps long, qui permet réellement d’appréhender une réalité. C’est notamment dans ce but que depuis 2016,

Anne-Frédérique Widmann suit le parcours de deux jeunes réfugiés arrivé·es mineur·es à Genève. Une jeune femme érythréenne et un jeune syrien. Elle réalise -caméra au poing- un documentaire qui veut montrer comment les mineurs vivent l’exil en Suisse: quel est l’accès à la formation ? Comment les adolescent·es gèrent-ils et elles de devenir des « illégaux » d’un jour à l’autre? Quelles relations tissent ils et elles au quotidien? Comment se passe l’entrée dans la vie adulte quand tout paraît si précaire ? La société suisse y gagnerait beaucoup si ces jeunes parvenaient à s’intégrer pour contribuer au bien-être de leur pays d’accueil.

Le reportage «Migrants sur la route de l’enfer» (Temps Présent, 2018) a mené la reporter sur les routes qui mènent du Niger à la Sicile, en passant par la dangereuse Libye. Au Niger, un opposant lui a fait remarquer qu’il était étonnant qu’en Europe,les réfugié·es soient souvent associé·es à des « miséreux ou des victimes ». « Les jeunes qui ont le courage de partir sont les plus forts, les plus solides de notre société, lui a-t-il fait remarquer. Comme les Européen·nes qui migraient aux Etats-Unis au 19e siècle, ces personnes sont des héroïnes qui partent pour sauver leur peau et celle de leurs familles et pour trouver une destinée digne.» Arrivées en Europe, le regard qui leur est porté oscille souvent entre mépris et pitié. Mais quelle est la part de responsabilité des médias dans la construction de cette représentation ? Nous rebondissons en lui posant la question de son recours à la terminologie de «migrant·es». La façon dont le terme a été utilisé, notamment par les politiques, n’a-t-il pas contribué à façonner cette image réductrice, voire délégitimante ? Anne-Frédérique Widmann ne le pense pas. Elle fait le choix délibéré de désigner ces hommes et ces femmes sous le terme de «migrants». C’est une terminologie qu’elle refuse de considérer comme stigmatisante: elle permet d’inclure toute personne qui a entamé un parcours d’exil et d’y englober les diverses causes de la migration. Dans notre Mémo[ts] à l’intention des journalistes pour parler d’asile et de migration,nous insistons aussi sur l’importance d’une contextualisation. (voir encadré)

Migrant/Migrante

Personne qui se déplace hors de son pays de résidence, que ce soit pour son travail, ses études, pour rejoindre sa famille ou encore fuir son pays.

Ce terme générique est de plus en plus utilisé de façon péjorative pour nier a priori le besoin de protection des personnes et la légitimité de leur déplacement, à l’instar des qualificatifs de « réfugiés économiques » ou « faux réfugiés ».

Afin de souligner les besoins de protection des réfugié·e·s et les droits spécifiques qui leur sont réservés, certains acteurs comme le HCR prônent une distinction entre réfugié·e·s et migrant-e-s, autrement dit entre migration forcée et volontaire. À noter qu’entre les deux acceptions se déroule un large spectre de situations dans lesquelles les motivations de départ se superposent: catastrophes naturelles, famines, pénuries, etc.

Quel que soit le terme utilisé, il est essentiel de contextualiser et restituer la situation des personnes ayant quitté leur pays et les raisons qui les ont poussé à le faire.

S’engager pour l’éthique des médias

Anne-Frédérique Widmann rappelle que le devoir de la profession est d’informer, de dévoiler les causes d’un phénomène et le dessous des cartes, de donner la parole à tou·tes, de manière à ce que le public puisse se faire une opinion de manière éclairée. Dans cet exercice, les journalistes se doivent d’être irréprochables, déontologiquement et éthiquement. Cette conviction l’a amenée à s’engager auprès du Conseil suisse de la Presse, instance de recours du public pour les questions ayant trait à la déontologie journalistique. Elle valorise ce mode d’autorégulation de la profession qui permet un dialogue et aux critiques de s’exprimer.

Lorsque nous évoquons l’hésitation de certain·es de ses collègues à traiter la thématique par crainte d’un déferlement de commentaires haineux et de réactions xénophobes, notre interlocutrice réagit. Pour elle, il est contraire aux devoirs des journalistes de se censurer et de ne pas traiter certaines thématiques pour éluder les attaques.Ce serait céder aux pressions et se soustraire à l’obligation professionnelle qui est d’informer. Sous l’effet conjugué des problèmes économiques, de l’omniprésence des réseaux sociaux et de l’intelligence artificielle, Anne-Frédérique Widmann craint l’érosion d’un journalisme de qualité, avec notamment ce qu’elle nomme les « fabricants de contenu » qui ne sont pas tenus par le code déontologique et reproduisent parfois de l’information sans la vérifier. Le journalisme est tenu à des règles, ce n’est qu’en les respectant que le métier gardera sa crédibilité et renforcera son impact. À travers son travail et ses engagements, la journaliste n’a pas fini de défendre cette éthique.

Conseil suisse de la presse

Cet organe veille à l’observation du code déontologique valable pour tous les journalistes, la Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste. Sur plainte ou de sa propre initiative, le Conseil de la presse prend position. Tout le monde peut le saisir et la procédure est gratuite.

Retrouvez sur asile.ch/comptoir-des-medias l’exemple d’une prise de position qui condamne le caractère discriminatoire d’une image prétexte.

• Conseil suisse de la presse. Caractère discriminatoire d’une photo, 5.11.2018, asile.ch

• Conseil suisse de la presse, presserat.ch/fr


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