«Je me suis retrouvée dans un voyage sans retour»
Sara Ashrafi
À PROPOS DES ILLUSTRATIONS · Cette édition a été illustrée par Sara Ashrafi, une artiste iranienne venue en Suisse en mars 2022 pour exposer ses œuvres. Elle n’avait pu rentrer chez elle en raison de la saisie de certaines de ses toiles, jugées blasphématoires, par le gouvernement. Elle est toujours en attente d’une décision sur sa demande de protection. Et dans son petit trois-pièces qu’elle partage avec sa fille adolescente, elle peint. Des toiles immenses, ou petites, colorées toujours, pour résister à la gravité des thèmes qu’elle figure. Elle se sait chanceuse d’avoir pris sa fille avec elle, des rencontres et du soutien qu’elle a eu depuis son arrivée. Son témoignage. (réd.)
Notre avion avait pris de la hauteur. Il volait si haut dans le ciel que l’autoroute ressemblait à une ligne incurvée. J’imaginais alors la ville comme une palette de peinture. Quelque part sur cette palette, deux chiens errants traversaient la route. Je m’inquiétais pour eux. À mesure que nous montions, la palette devenait plus grande. Les contrastes saisissants entre les taches de couleur s’estompaient. Restait une belle tonalité de vie! Je n’imaginais pas que ce serait mon dernier regard sur Téhéran.
J’étais partie d’Iran pour préparer une exposition de peinture à Nyon, en Suisse. Mon séjour était prévu pour un mois et demi. Certaines de mes toiles étaient en soute et je prévoyais d’en réaliser d’autres une fois en Suisse. En Iran, je ne peux pas peindre librement: je crée certaines de mes œuvres uniquement à l’étranger. En raison de leur nature figurative et de la présence d’élé- ments érotiques, mes peintures ne peuvent être exposées en Iran. Celles que je réalise malgré les interdictions, je les dissimule sous une autre toile, plus «conforme». Ce qui me permet de contourner la censure.
Pour une fois, ma fille m’accompagnait: avec le Covid-19, les écoles en Iran étaient fermées et l’enseignement était en ligne.
C’était une occasion de passer ce temps avec elle. Elle m’aide à préparer les canevas et à encadrer les peintures.
Nous séjournions chez une amie, dans le beau village d’Eysins. Je passais ma journée à peindre. J’avais commencé une très grande toile. J’étais inspirée, chaque jour m’inspirait, guidait mon pinceau. Tout était magnifique. Comme j’aime les gens, la vie. Peut-être que si la vie et les gens n’étaient pas si passionnants, je ne serais pas devenue peintre.
La galerie était grande et les tableaux que j’avais emportés ne suffiraient pas à la remplir. J’ai alors décidé d’en faire venir d’autres d’Iran, par l’intermédiaire d’un de mes amis, qui prévoyait un voyage en Suisse.
Or,quelques jours avant son départ, six des toiles présentées par ma mère au Ministère de la Culture et de l’orientation islamiques pour obtenir l’autorisation de quitter le pays ont été saisies. D’habitude, je leur soumets les œuvres présentables et échange les toiles au moment de passer la frontière. Ma mère et moi ne nous sommes pas bien coordonnées et elle leur a montré les originales. Ma famille a alors été informée que lorsque je reviendrais en Iran, je devrais m’expliquer sur la nature de cestableaux.Nousnepouvonsplusretourner dans notre pays. Mon retour équivaudrait à un emprisonnement. Ce jour-là, ma vie est entrée dans une nouvelle phase.
Peindre le présent
À mon arrivée en Suisse, j’avais acheté un rouleau de toile de 10 mètres de long. Je pensais le ramener en Iran.
Le jour où j’ai déroulé cette longue toile vierge sur le sol, la guerre entre la Russie et l’Ukraine a commencé. La révolution des femmes secouait l’Iran depuis le meurtre de Mahsa Amini par la police du hijab, et je me suis retrouvée dans un voyage sans retour, avec un avenir flou. Ce fut une bonne excuse pour commencer une peinture de 10 mètres.
Mon exposition a été inaugurée à la galerie Murandaz. J’y ai rencontré des gens merveilleux.
Chaque jour, je m’asseyais au milieu de la galerie sur ma toile et je peignais les événements de la journée. Et les gens venaient encore et encore, voir l’exposition et l’évolution de ma grande fresque.
C’était il y a un an et demi. Cela fait quelques jours que le tableau est terminé. Je suis toujours en Suisse et je peins; le peuple de mon pays souffre toujours de l’injustice du gouvernement oppressif. Il est emprisonné, torturé, exécuté, mais il résiste. Il semble que cette révolution restera dans la peau du peuple jusqu’à l’heure de la liberté. La guerre entre la Russie et l’Ukraine se poursuit.
Parfois, j’ai l’impression que cette peinture n’est pas encore aboutie, que je dois la continuer jusqu’à ce que le peuple iranien soit libéré et que la guerre entre la Russie et l’Ukraine prenne fin.
Je m’appelle Sara Ashrafi. Je suis peintre, née en Iran en 1981 et diplômée d’art à l’université de Téhéran. J’ai commencé à travailler dans des journaux et des magazines en tant qu’illustratrice et caricaturiste à l’âge de 13 ans. J’ai organisé des expositions dans de nombreux pays du monde, dont le Danemark, la France, l’Italie, la Slovaquie, l’Arménie, les États-Unis, l’Allemagne et la Suisse et je voyage perpétuellement pour mes expositions. Je tire mon inspiration des gens et de la vie. J’ai eu l’honneur d’être lauréate du Harvard Art Gala de 2019, j’ai illustré un livre qui traite des rêves et du sommeil écrit par un psychiatre de Harvard. L’une de mes peintures, intitulée L’enfant intérieur, fait partie des trésors du Musée d’art contem- porain de Téhéran.
Adaptation de l’anglais : Inès Forster-Malka
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