Aller au contenu
Notre regard

Témoignage | Devenir réfugiée, c’est si facile …

Zelal Karatas, Etudiante à l’Université de Genève

S’exiler dans un endroit dont on ne connaît ni la langue, ni la culture, ni le système étatique ne peut jamais avoir un « goût de liberté », pour reprendre le concept du célèbre sociologue français Bourdieu. Devenir réfugié·e vous tombe dessus, sans avertir, sans que vous n’y soyez préparé·e.

Sara Ashrafi

Dans le cadre de mon bachelor en sociologie, j’ai dû réaliser une étude d’histoire orale et établir mon arbre généalogique. J’ai suivi en détail le fil de mes origines familiales, un fil imprégné d’un parcours migratoire dont j’avais toujours entendu parler par mon grand-père.

La ville où je suis enregistrée administrativement est Nevsehir, localisée en Anatolie centrale. Cette région de Turquie est presque exclusivement habitée par des Turcs se revendiquant des Alévis ou des sunnites sur le plan religieux. Mais mon grand-père et les ancêtres de mon grand-père sont connus là-bas en tant que « Kurdes ». Par exemple, lorsque quelqu’un me demande «de qui es-tu la fille ? », je réponds que je suis la petite-fille du « Kurde Hasan ». Ils situent alors ma famille.

Et que faisait le grand-père du Kurde Hasan, Kurde Mahmut, sur cette terre habitée par des Turcs ? C’est le bout de l’héritage familial migratoire que j’ai pu documenter. Ma famille avait émigré à Nevsehir depuis Dersim (Tunceli) en Anatolie orientale afin d’éviter la famine qui a succédé à la « Guerre de 93’» ou « Guerre russo-ottomane de 1877-1878 ». La langue qu’ils parlaient n’était pas la même, mais ils sont allés chercher la protection de la Loge de Dervish de Haci Bektas Veli [1]https:// whc.unesco.org/en/tentativelists/5735/, une importante communauté alévie d’Anatolie, et vivre avec des personnes dont ils partageaient la religion.

Ils se sont assimilés en une seule génération. Alors que le grand-père de mon grand-père ne parlait pas un mot de turc, mon grand-père n’a pas appris un mot de sa langue maternelle, le Kirmanjki (Zazaki). Lorsque mon aïeul a grandi et atteint la vingtaine, il s’est marié et a émigré à son tour, avec son épouse, à Ankara, une grande ville, pour offrir un meilleur avenir à sa famille. Il a travaillé dur et a élevé ses enfants. Ainsi, grâce à mon père, qui est né et a grandi à Ankara tout comme moi, nous sommes devenus un peu Ankariotes. Mais la stigmatisation des Kurdes et des Alévis ne nous a pas laissé·es tranquilles. Partout où ma famille a émigré, elle a vécu avec le statut de minorité.Pourquoi ne pouvons-nous pas vivre ensemble tels que nous sommes, avec notre langue, nos origines ethniques, notre monde religieux original ?

En fait, les conditions qui m’ont poussée à étudier la sociologie et celles qui m’ont poussée à devenir une jeune révolutionnaire étaient toutes deux liées à ce passé familial migratoire. Quelle que soit la région du Moyen-Orient où vous êtes né·es, vous venez au monde en tant que partie (forte ou faible, mais une partie) d’un conflit social, avec des conditions données dès le départ. Quelque chose devait changer ! Mes activités politiques consistant à faire du pays dans lequel je vis un endroit où il est possible de vivre ensemble sont à la base de mon engagement. Elles sont aussi la cause de mon expulsion de Turquie. J’ai été rapidement qualifiée de «terroriste» par l’État, comme des dizaines de milliers d’autres. Mais le fait que ma famille n’ait jamais pu s’enraciner quelque part, n’ait pu construire un capital économique, culturel et social, m’a très vite forcée à l’exil.

Cet héritage-là m’a privée des ressources qui m’auraient peut-être permis de mieux me défendre au moment où j’ai été taxée de terroriste par le gouvernement, de tenir un peu plus longtemps.

Au moment où j’ai dû partir en Suisse, je faisais une étude sociologique sur les foyers de réfugié·es en Turquie. Il ne m’a fallu que quelques mois pour devenir l’« objet » de ma recherche, à savoir une « réfugiée ». Je devais maintenant partir comme celles et ceux dont j’avais décrit les affres du départ, comme les Syrien·nes, comme les Afghan·es. Je devais franchir des clôtures barbelées, nager dans des rivières, risquer ma vie dans des camions, courir à travers les champs, me cacher dans les forêts en passant les frontières tout comme elles et eux.

Lorsque cela s’est produit, j’avais un travail à Istanbul dont j’étais fière et très heureuse, un mémoire de master que j’étais sur le point de terminer, une maison dans laquelle j’aimais vivre, un cercle d’amis et de proches qui m’entouraient. Et puis soudain, j’ai été réduite à zéro. A0: je n’étais plus qu’un numéro, un tronc, un corps de femme, débarrassé de tout mon bagage intellectuel, politique et social. C’est ainsi qu’il est facile de « devenir un·e réfugié·e ». C’est pourquoi j’essaie d’être à nouveau qui je suis, de faire ce que nous faisons depuis des générations et d’exister, sans cesse.

Notes
Notes
1 https:// whc.unesco.org/en/tentativelists/5735/