Aller au contenu
Notre regard

Culture | Les pratiques artistiques, pour changer de narratif

Julien Vaudroz

Que ce soit à Genève ou en Suisse romande, on voit émerger de nombreux projets artistiques qui se construisent en collaboration avec des personnes issues de la migration. La thématique n’est pas novatrice, mais elle se renouvelle aujourd’hui par ses ambitions et ses méthodes. En effet, la collaboration a pris le pas sur les processus antérieurs, pour parvenir à un procédé plus intégratif et ainsi travailler avec les personnes migrantes plutôt que sur celles-ci. Les artistes et leurs outils, permettent de partager des discours et des pensées précédemment invisibilisés, déconstruisant les narratifs migratoires dominants tout en proposant des alternatives.

Ecouter les podcast ‘Paroles d’artistes’

Une série en trois épisodes sur une idée originale de Julien Vaudroz

Musique: WaveMaster from Pixabay

Comme nous le verrons avec trois projets romands, ces pratiques permettent de se détacher des labels – étiquettes, statuts juridiques – arbitrairement imposés, qui ne résonnent pas avec la façon dont les personnes se définissent elles-mêmes.

L’art pour repenser les narratifs

Les nouvelles méthodes collaboratives sont souvent intégrées aux expositions et performances et permettent d’offrir un contre-discours aux rhétoriques dominantes. Ce fut le cas du projet «Correspondance» qui a eu lieu au foyer des Tattes à Genève en juillet 2023. Mettant en scène les personnes résidantes dans une pièce de théâtre in situ, le spectacle s’est co-construit avec celles-ci sur plusieurs semaines. C’est la Cie Sputnik, composée d’artistes et d’anthropologues, qui a guidé cette création, sous l’impulsion de l’association Super Licorne. Sans avoir d’idée précise du résultat final, une part essentielle du projet résidait dans son développement. Pouvoir travailler avec les résident·es lors d’ateliers artistiques quotidiens et créer ensemble une représentation poétique basée sur leurs textes, leurs images, leurs réalités. En travaillant directement avec l’«ordinaire» des Tattes et des personnes qui y résident, le spectacle joué devant 150 personnes a permis d’écouter et de rendre les voix de ces personnes tangibles le temps d’une représentation.

« Voir tout ce monde là-bas qui écoutait ce qu’on a à dire, c’est quelque chose qui m’a touché et je crois que je ne vais pas oublier. »

Beni, acteur dans Correspondance

La manière de «parler de» et de dépeindre les personnes a un potentiel transformatif de leur image auprès du public. Il est donc essentiel de rendre ce pouvoir aux personnes concernées, de les rendre actrices de leur propre narratif, de la façon dont elles aimeraient se présenter. Ces méthodes collaboratives sont là pour écouter et apprendre des participant·es, sur la façon dont elles se représentent. En leur restituant leur individualité, elles écartent tout discours globalisant et déshumanisant.

Dessin Ambroise Héritier – VE 197/avril 2024

Choisir sa place et découvrir

Les différentes expositions permettent une visibilité des récits et de ce que souhaitent montrer les artistes. Dans le projet de photographie qui prend place au lieu collectif d’apprentissage et d’échange ESPACE à la Chaux-de-Fonds, l’idée initiale du cours de photo proposé par Reto Steffen, artiste pluridisciplinaire, était d’apprendre le français autrement. Le projet a pris une tournure plus profonde: être dans l’espace public avec un appareil photo donne aux apprenti·es photographes un rôle, une position centrale. C’est exister dans l’espace public pour prendre la photo, puis se confronter au public lors des différentes expositions.

« En général, on a beaucoup d’images des personnes issues de la migration. Mais on a assez peu l’image qu’elles ont d’elles-mêmes ou de leur nouveau lieu de vie. Et c’était aussi donner cette opportunité-là. De les laisser montrer ce qu’elles ont envie de montrer.»

Reto, enseignant de photo à ESPACE

Expérimenter quelque chose avec l’art

En plus du potentiel de dévoiler les perspectives individuelles, ces projets artistiques permettent aussi aux personnes qui y participent de découvrir des domaines ou compétences qui peuvent les marquer. Latcheen Maslamani en a fait l’expérience avec son projet de médiation culturelle lors de la pièce de théâtre «Cœurs Battants» de la Cie Uranus. Invitant plusieurs jeunes issu·es de la migration à la représentation, la médiatrice leur a demandé par la suite de scénographier avec une maquette une des scènes observées. Par cet exercice, les jeunes ont dû utiliser plusieurs compétences (telles que la menuiserie, la couture …) et s’intéresser au domaine théâtral en profondeur. Cela a permis de faire émerger de potentielles vocations au sein du groupe.

« La médiation culturelle met en relation les gens avec l’art, ce qui permet de découvrir beaucoup plus d’aspects au-delà du monde de l’artiste, car chaque personne vient d’un milieu unique. »

Latcheen, médiatrice culturelle de la pièce Cœurs Battants

Des projets pour tous et toutes

Ces trois initiatives artistiques apportent des perspectives complémentaires sur la migration et partagent cette approche collaborative. Elles montrent qu’il y a autant de manières d’approcher la thématique migratoire qu’il y a de pratiques artistiques et d’expériences individuelles. Elles constituent des outils précieux puisqu’elles offrent un langage plus approprié pour naviguer au travers de catégories préétablies et souvent réductrices. Laissons ensuite la possibilité aux personnes concernées de nous faire manoeuvrer entre les étiquettes/représentations/labels qui ne résonnent pas avec leur vécu.

Références

  • Aure M., Førde A., & Liabø R. B. (2020). Vulnerable spaces of coproduction : Confronting predefined categories through arts interventions. Migration Letters, 17(2), 249-256.
  • Leurs K., Agirreazkuenaga I., Smets K., & Mevsimler M. (2020). The politics and poetics of migrant narratives. European Journal of Cultural Studies, 23(5), 679-697.
  • Schramm M., Moslund S. P., Petersen A. R., Gebauer M., Post H. C., Vitting-Seerup S., & Wiegand F. (2019). Reframing migration, diversity and the arts : The postmigrant condition. Routledge.

L’information a un coût. Notre liberté de ton aussi. Pensez-y !
ENGAGEZ-VOUS, SOUTENEZ-NOUS !!