Déontologie journalistique | Quelle responsabilité face à des propos discriminatoires ?
Elodie Feijoo, chargée de projet, Comptoir des médias
Ces derniers mois, nous avons été interpellées par plusieurs articles de presse qui avaient en commun le fait d’être une suite de citations de politiciens, sans contextualisation, analyse ou débat contradictoire. À travers la mise entre guillemets, des propos factuellement erronés ou discriminatoires sont présentés comme des vérités. Analyse de cette pratique journalistique à la lumière des règles de déontologie.
Les règles de déontologie journalistique exigent que de tels propos soient interrogés ; mais les incitations à la haine et à la discrimination ayant été normalisées au cours des dernières années, il est de plus en plus difficile pour les journalistes de les discerner. »
Laura Drompt, journaliste et chargée d’enseignement à l’Académie du journalisme
Le Conseil suisse de la presse, une boussole déontologique
Le cadre déontologique pour la pratique du journalisme en Suisse est donné par la Déclaration des droits et des devoirs du·de la journaliste (ci-après : Déclaration) et ses directives, et régi par le Conseil suisse de la presse. Toute personne peut déposer une plainte contre un média en cas de son non-respect auprès du Conseil suisse de la presse. Et celle-ci peut donner lieu à une prise de position accompagnée de recommandations, mais sans amende ou effet contraignant.
Selon la Déclaration, un des devoirs du·de la journaliste est de rechercher la vérité. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Laura Drompt, journaliste et chargée d’enseignement à l’Académie du journalisme, nous éclaire en précisant que découle d’un tel devoir la nécessité de confronter une personne dont les propos sont manifestement faux, face aux faits. Cela peut s’exprimer par un débat contradictoire, par la recherche d’une autre source pour confronter cette opinion ou, enfin, par l’ajout d’éléments lors de la rédaction de l’article sous la mention ndlr (note de la rédaction). Si des informations erronées lui sont signalées, le·la journaliste doit rectifier l’information, voire revenir sur le sujet.
Mettre entre guillemets des propos discriminatoires ?
Une grande partie de l’actualité médiatique sur l’asile et les migrations découle de communiqués des autorités fédérales et cantonales dont le contenu est souvent repris quasi à l’identique dans les médias. Perçus comme corrects, neutres et objectifs, ces communiqués peuvent en effet être dictés par des considérations politiques et stratégiques et mériteraient donc une analyse journalistique. Ceci est d’autant plus vrai en ce qui concerne les communications de partis politiques.
Une étude portant sur la production de sujets journalistiques potentiellement discriminants a montré que l’usage de la citation est utilisé pour déléguer la responsabilité de contenus potentiellement problématiques : « pour des sources externes (police, élus politiques, témoins ou autres personnes issues de la société civile), les journalistes mettent en évidence le fait que c’est à la source d’assumer sa responsabilité »[1] Robotham Andrew et Dubied Annik, « Parcours de production de sujets journalistiques potentiellement discriminants : Éléments systémiques des écosystèmes médiatiques », février 2022, p. 26.. C’est ce qu’on appelle la délégation de responsabilité énonciative.
Pour Laura Drompt, c’est l’absence de mise en contexte ou de décryptage – davantage que la diffusion, en soi, de propos discriminatoires – qui pose problème. « Les règles de déontologie journalistique exigent que de tels propos soient interrogés ; mais les incitations à la haine et à la discrimination ayant été normalisées au cours des dernières années, il est de plus en plus difficile pour les journalistes de les discerner. »
Entre liberté d’expression et responsabilité sociale
Une question qui revient souvent dans les lieux de formation de journalistes où nous faisons des ateliers est celle de la mention de la nationalité ou du permis de séjour : faut-il la mentionner ? Et où dans l’article : titre, chapeau, corps du texte ? Dans le cas du traitement médiatique de l’asile, il est fréquent que le statut de la personne – requérante d’asile, admise provisoirement, réfugiée ou déboutée – soit mentionné dans le titre. Les règles déontologiques préconisent aux journalistes de faire une pesée d’intérêts entre la valeur informative et le risque de discrimination afin d’évaluer ce qui relève de l’intérêt public ou non[2]Directives relatives à la « Déclaration des devoirs et des droits du / de la journaliste », 8.2..
Un lien doit exister entre l’acte commis et la nationalité (par analogie, le statut d’asile) d’une personne. Par souci de cohérence, l’information devrait être présentée de manière systématique, y compris dans le cas de personnes suisses. En pratique, cependant, ces règles ne sont de loin pas toujours respectées.
La pression des algorithmes sur les réseaux sociaux, la pression des supérieur·es et la peur de perdre son emploi ont un impact sur le traitement médiatique actuel. Des titres qui ne marchent pas bien en ligne peuvent être changés pour être plus accrocheurs ; une information dans le corps du texte peut être remontée dans le titre pour attirer le lectorat. Laura Drompt s’interroge face à des règles du métier qui n’ont pas évolué dans une société ou algorithmes et trolls en ligne sont devenus monnaie courante, et insiste sur la responsabilité sociale des journalistes dans une société qui voit les idées d’extrême droite s’exposer sans complexe.
Un article paru dans le numéro 198 de la revue asile.ch, qui peut être commandée ici.
Le Comptoir des médias est un projet d’action et de sensibilisation des médias romands mené par asile.ch. L’objectif est de favoriser une information sur l’asile objective et fondée sur des faits vérifiés. Comment ? L’association mène une veille médiatique et intervient auprès des journalistes et rédactions pour rectifier des faits, met à disposition une liste de contacts et de la documentation, et anime des formations et ateliers au sein des lieux de formations pour journalistes. Depuis 2023, en partenariat avec le pôle de recherche national sur la migration et la mobilité nccr-on the move, asile.ch propose des Points presse migrations sur des thématiques d’actualité (vidéos à retrouver sur asile.ch/comptoir).