Vulnérabilité sur le marché du travail: l’impact d’un titre sur nos représentations
Giada de Coulon
Un article paru le 23.04.2023 dans le SonntagsBlick décortique sur une page les raisons structurelles qui maintiennent un nombre conséquent de personnes réfugiées à l’aide sociale. Le quotidien 20 Minutes, appartenant également à Tamedia, reprend le lendemain sur un format plus court l’article en modifiant le titre qui prend dès lors un tout autre sens. Le Comptoir des médias vous propose un arrêt sur image pour réfléchir à l’effet délétère d’un titre tapageur risquant de dévaloriser un travail d’enquête pertinent et de continuer à perpétuer des idées reçues. L’impact pourrait se ressentir dans les urnes.
« Quatre réfugiés sur cinq dépendent de l’aide sociale pour vivre », titre le journal 20 Minutes alors que la version allemande dont elle s’inspire s’intitulait « Les raisons qui font que tant de réfugié·es reçoivent l’aide sociale ». Anodin ? Pas tout à fait. Au lectorat pressé, le titre du 20 Minutes risque de renforcer le préjugé d’abus d’aide sociale dont certains partis politiques affublent volontiers les personnes réfugiées. En y regardant de plus près, l’article amène des facteurs explicatifs intéressants au taux présenté comme élevé de la perception d’aide sociale parmi la population réfugiée. Par exemple, créer un lien de causalité entre situation de pénurie de main d’œuvre est en soi problématique lorsqu’on sait que 40% des bénéficiaires sont des enfants. Mais l’explication ne s’arrête pas là.
Avant tout des travailleur·euses pauvres
Autre éclairage du journal du dimanche : plus de 40% des personnes admises provisoirement et des personnes réfugiées travaillent, soit le double des 20% que pourraient laisser suggérer une lecture simpliste du titre. Selon les statistiques officielles, se sont même 55% des personnes admises provisoirement[1]Bénéficiaires du permis F depuis plus de 6 ans et de moins ou égal à 7 ans. qui étaient professionnellement actives au 31 mars 2023.
Mais la différence réside là où le bât blesse : beaucoup de ces personnes travaillent dans des conditions précaires qui ne leur permettent pas de s’affranchir de l’aide sociale. Des « working poor » comme le nomme l’article. Temps partiel dû à un manque de possibilités de garde d’enfants, faibles revenus, contrats précaires et manque de reconnaissance des diplômes obtenus à l’étranger sont autant de bâtons dans les roues que doivent affronter les personnes réfugiées pour devenir indépendantes.
Une analyse comparative de la Haute Ecole bernoise en travail social le nomme clairement :
« Les personnes d’origine étrangère ont plus de risque de se retrouver au chômage et donc de dépendre de l’aide sociale. La nationalité ne constitue pas en soi l’élément déterminant à cet égard. Il s’agit bien plutôt de considérer le niveau de formation généralement plus bas, les diplômes étrangers souvent non reconnus dans notre pays et les connaissances linguistiques insuffisantes. Entre aussi en considération le fait que les étrangers travaillent le plus souvent dans des secteurs sensibles à la conjoncture ou à faible rémunération. […] Le risque de dépendre de l’aide sociale est spécialement marqué pour les réfugiés. Outre les facteurs mentionnés s’appliquant d’une manière générale aux personnes d’origine étrangère, les réfugiés doivent souvent faire face à des obstacles spécifiques à leur situation. En fait partie ainsi l’absence généralisée jusque-là d’un accès (précoce) à des mesures d’intégration adéquates et coordonnées (cours de langue intensifs, évaluations du potentiel, programmes de qualification, job coaching, soutien pour des emplois sur le premier ou le deuxième marché du travail, promotion de l’intégration sociale).
Aide sociale dans des villes suisses. Comparaison des indicateurs 2019. » Michelle Beyeler, Claudia Schuwey, Simonina Kraus, Haute école spécialisée bernoise (BFH), section Travail social (2020))).
Et sur ce dernier point, l’article du SonntagsBlick revient également. L’agenda intégration en vigueur depuis 2019 a précisément cherché à dépasser les obstacles à l’intégration que vivent les personnes admises provisoirement et reconnues comme réfugiées. Différentes mesures ont été mises en place depuis : cours de langue renforcés, pour les titulaires d’un permis F possibilité de changer de canton de résidence pour un emploi, préapprentissage d’intégration, etc. Autant de mesures auxquelles il faut laisser le temps pour qu’elles puissent être évaluées.
Entraves à l’intégration : l’aide sociale entre autres
Un point important ne ressort pas du tout de l’article : l’aide sociale touchée par les requérant·es d’asile et les personnes admises provisoirement est drastiquement plus faible que les montants octroyés aux autres résident·es. Une récente prise de position de la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS) montre qu’elle constitue un frein à l’intégration professionnelle :
« Selon la CSIAS, il n’est pas justifié, d’un point de vue de spécialiste, d’appliquer des montants d’aide inférieurs aux personnes visées par l’Agenda Intégration. En effet, des montants inférieurs entravant l’intégration et la participation à la vie sociale et permettent difficilement de vivre dans la dignité »
“L’aide sociale dans le domaine de l’asile: le forfait pour l’entretien” Conférence Suisse des institutions sociales (CSIAS), janvier 2023
Une aide sociale trop faible viendrait donc s’ajouter aux nombreuses embûches qui entravent l’accès au marché de l’emploi pour les personnes réfugiées. Rien que la dénomination de « provisoire » a été reconnue comme un frein à l’embauche[2]“Un accès au marché du travail freiné par les a priori” Katy Romy, Swissinfo, 09.03.2023. L’interdiction de travail durant les 3 à 6 premiers mois de procédure également. S’ajoutent les nombreux préjugés qui persistent auprès des employeur·eurs notre association en a fait une brochure aidant à les déconstruire. Une recherche récente montre que même après l’obtention d’un permis stable, les réfugiés restent plus vulnérables sur le marché du travail [3]Anne-Laure Bertrand, 2020, Dans la jungle des permis de séjour. Parcours administratifs et intégration professionnelle des réfugiés en Suisse, p. 226.
Des chiffres à contextualiser
Finalement, la mise en perspective chronologique de la proportion du taux de perception de l’aide sociale parmi la population réfugiée aurait aussi aidé à pondérer des chiffres peu contrebalancés. Le communiqué de l’Office fédéral des statistiques concernant le bilan de l’aide sociale en 2021 permet de voir ces données d’un autre œil :
« Malgré une hausse des demandes d’asile (14 900 en 2021, soit 35,2% de plus qu’en 2020), le nombre des bénéficiaires de l’aide sociale dans le domaine de l’asile a poursuivi sa baisse en 2021 (–12,3%) pour se situer à 30 300. Le taux d’aide sociale dans ce domaine a lui aussi diminué, atteignant 78,4% (contre 83,2% en 2020).
« Le recul des nouveaux bénéficiaires en 2021 a réduit le taux d’aide sociale à 3,1% » Communiqué de presse 20.12.2022, Office fédéral de la statistique
Une analyse sur l’évolution des dix dernières années, corrélée aux mesures pour améliorer l’intégration, serait une bonne manière de replacer ces chiffres dans un contexte. Et de donner des clés de compréhension factuelles au grand public.
Et si l’article du 20 Minutes s’était intitulé : « Plus de 40% des personnes réfugiées travaillent mais peinent à devenir autonomes. 5 solutions pour changer ça. » aurait-il vraiment fait moins de likes ? Il aurait en tout le cas probablement mieux contribuer à un débat serein.
Notes
↑1 | Bénéficiaires du permis F depuis plus de 6 ans et de moins ou égal à 7 ans. |
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↑2 | “Un accès au marché du travail freiné par les a priori” Katy Romy, Swissinfo, 09.03.2023 |
↑3 | Anne-Laure Bertrand, 2020, Dans la jungle des permis de séjour. Parcours administratifs et intégration professionnelle des réfugiés en Suisse, p. 226 |