CNCD | Frontex : 20 ans au service d’une politique migratoire européenne répressive
Frontex, l’agence européenne des garde-frontières et garde-côtes, est active depuis désormais 20 ans. Accusé régulièrement d’inefficacité et de violations des droits fondamentaux des personnes migrantes, l’organisme suscite les polémiques. Le Centre national de coopération au développement (CNCD) en Belgique a publié un décryptage démontrant comment l’agence est devenue le bras opérationnel de la politique migratoire répressive de l’Union européenne.
Lien vers le communiqué du CNCD du 28 octobre 2024
Frontex : 20 ans au service d’une politique migratoire européenne répressive
Un organisme européen amplement financé mais au cœur de polémiques
Le 26 octobre 2024, Frontex, l’agence européenne des garde-frontières et garde-côtes, a célébré ses 20 ans d’existence. Devenue l’organisme européen le plus financé, elle est pourtant au cœur de polémiques, accusée d’inefficacité et de violations des droits fondamentaux des personnes migrantes. Décryptage de l’évolution d’une agence au service d’une politique migratoire européenne répressive.
Frontex pour protéger l’espace de liberté de circulation
En 1995, l’Espace Schengen est instauré, permettant la libre circulation en Europe et mettant fin au contrôle systématique aux frontières internes. Quelques années plus tard, au Sommet européen de Tampere (1999), les bases d’une politique de migration et d’asile commune sont établies.
À partir des années 2000, le récit qui présente les migrations comme une menace extérieure, discours venu de l’extrême-droite, trace son chemin et permet aux autorités politiques européennes de justifier pas à pas la nécessité d’investir communément dans la sécurité des frontières extérieures. L’UE et ses États membres décident ainsi de se doter d’un outil collectif pour surveiller leurs frontières extérieures communes. Le 26 octobre 2004, le Conseil européen crée Frontex, avec pour mission de « coordonner et développer la gestion des frontières européennes » selon le principe de « gestion intégrée des frontières ».
Frontex pour lutter contre la migration dite irrégulière
Le siège de l’agence est situé à Varsovie et son Conseil d’Administration est constitué des représentants des Etats membres et de la Commission européenne. La direction est majoritairement issue du milieu militaire. Depuis mars 2023, le poste est occupé par le néerlandais Hans Leijtens.
En 2005, l’agence Frontex fonctionnait avec un budget de 6,3 millions d’euros et une équipe d’une cinquantaine d’agents composée principalement de policiers. Elle disposait de véhicules de patrouille ainsi que du matériel de surveillance déployés en mer, sur terre et dans les airs, mis à disposition par les Etats membres.
En 2023, le budget de Frontex atteint 845 millions d’euros, soit une multiplication par 134. L’agence compte désormais un corps permanent de 10 000 garde-frontières, autorisés à utiliser leurs armes en cas de légitime défense. Elle dispose d’une force d’intervention rapide nommée RABIT (RApid Border InTervention), ainsi que d’un arsenal impressionnant de surveillance high-tech, incluant drones, radars, hélicoptères, véhicules de patrouille, détecteur de battements cardiaques, capteurs thermiques infrarouge et images satellites.
Entre 2005 et 2024, les prérogatives et l’autonomie de Frontex ont fortement augmenté, au point de se voir confier la mise en œuvre de l’externalisation de la politique migratoire européenne : endiguement des départs, tri des personnes migrantes et retours forcés.
Suite aux réformes successives de son mandat (2011, 2016 et 2019), l’agence peut désormais initier des opérations conjointes avec les Etat membres pour contrôler et surveiller les frontières. De plus en plus, les accords de Frontex avec les États se font sans contrôle parlementaire. L’agence peut également déployer des équipes en dehors de l’UE, comme elle l’a fait en Turquie et au Sénégal. Ces réformes lui ont également confié la gestion et le partage de données personnelles récoltées auprès des personnes exilées (via EUROSUR), lui permettant d’en déduire des analyses de « risques migratoires ». Enfin, son rôle clé dans la coordination des vols conjoints d’expulsions est renforcé.
Dans le cadre du nouveau Pacte européen sur la migration et l’asile adopté en 2024 et qui sera mis en œuvre à partir de 2026, ses prérogatives seront encore élargies. Frontex deviendra un acteur opérationnel clé dans le filtrage des personnes migrantes aux frontières de l’espace Schengen. L’agence sera responsable de la prise d’empreintes digitales et de la collecte des données personnelles (profil, contacts, pays traversés, etc.), ainsi que de la mise en œuvre des accords de réadmission en cas de refus d’entrée sur le sol européen.
Mise en danger des droits fondamentaux des personnes exilées
De nombreuses critiques sont formulées à l’encontre de Frontex par des organisations telles qu’Human Rights Watch et Amnesty international, ainsi que par des collectifs comme Frontexit et AbolishFrontex. Ces critiques viennent également d’Institutions européennes dont le Parlement européen, la Cour européenne des comptes, l’Organe de surveillance antifraude de l’UE et la médiatrice européenne. Elles portent principalement sur les atteintes aux droits fondamentaux des personnes exilées lors des opérations de l’agence (mauvais traitements, absence de protection des données personnelles, et discriminations) et sur les violations du droit international, notamment le droit de quitter tout pays y compris le sien (Article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme), le droit d’asile et l’interdiction de refoulement (Article 33 de la Convention de Genève). À cela s’ajoutent des dysfonctionnements, incluant harcèlement et manque de transparence sur le suivi des incidents et plaintes notamment.
En réaction aux critiques, l’agence a adopté en 2011 une stratégie des droits fondamentaux devenue contraignante en 2019 et qui repose sur plusieurs dispositifs : un Comité consultatif d’ONG, un code de conduite pour toutes les personnes déployées lors des opérations coordonnées de Frontex, la nomination d’un officier spécialisé en droits fondamentaux (Fundamental Rights Officer) et la création d’un bureau de 40 agents (Fundamental Rights Officer Monitior) chargés de veiller au respect des droits des exilés pendant les opérations. L’agence s’est également engagée à effectuer un rapportage (Serious Incident Report – SIR) et un monitoring interne des incidents, ainsi qu’à mettre en place un mécanisme de plainte.
Toutefois, les cas de violations des droits fondamentaux persistent. En 2022, un collectif de journalistes, Lightouse Report, a révélé que des personnes migrantes ont été violentées et détenues dans des cages par des agents bulgares à la frontière turque, sous l’œil des patrouilles de Frontex. L’agence n’aurait ni porté secours à ces personnes, comme l’exige son mandat, ni dénoncé ces faits.
La même année, Human Rights Watch et Border Forensics accusaient l’agence de livrer des personnes exilées aux autorités et milices libyennes, mettant ainsi leur vie en danger. Plus récemment, en février 2024, la médiatrice européenne Emily O’Reilly, chargée de veiller à la responsabilité des institutions et organes de l’Union européenne, publie un rapport d’enquête sur le naufrage de l’Adriana en mer Egée en juin 2023. Ce rapport met en évidence que Frontex n’a pas correctement rempli son devoir d’alerte, contribuant ainsi à la mort de 600 personnes.
Une réponse insuffisante de Frontex et une impunité grandissante
La direction de Frontex n’a cessé de nier l’implication de l’agence et des membres de son personnel dans les faits reprochés. Elle a accusé les agents des Etats hôtes d’être les seuls responsables. D’ailleurs, l’agence a suspendu en 2021 ses opérations en Hongrie et a menacé de le faire en 2023 en Grèce.
Il apparaît donc qu’après 20 ans, ni les réformes successives pour améliorer le fonctionnement interne de l’agence vers plus de transparence et la rendre compatible avec les droits fondamentaux, ni la possibilité de suspendre ses opérations, ni le blocage du budget de Frontex par le parlement européen en 2021 – le temps d’effectuer les enquêtes sur l’agence et d’élaborer des recommandations -, ni même la démission en 2022 de son directeur Fabrice Leggeri – pour dissimulation de faits graves et mauvaise gestion interne – n’ont pu changer la donne. Le flou juridique qui entoure la responsabilité des agents de Frontex et celle des agents des pays hôtes lors des opérations conjointes permet à l’agence de rester impunie et de consolider sa position de force.
L’Europe est en guerre contre un ennemi qu’elle s’invente
Dès 2013, la campagne euro-africaine Frontexit, portée par le CNCD-11.11.11 et ses partenaires, dénonçait l’incompatibilité du mandat de l’agence Frontex avec le respect du droit international. Depuis sa création, l’agence se trouve en effet dans une position de ”double contrainte” ou “d’injonction paradoxale” : les Etats membres et la Commission européenne lui octroient des moyens répressifs croissants pour lutter contre la migration dite irrégulière, tout en exigeant le respect des droits fondamentaux des personnes exilées. Une contradiction qui s’est révélée, sans surprise, impossible à concilier. Cela explique la difficulté de croire à une réforme vu le décalage entre les textes et leur application sur le terrain. La suppression de Frontex semble alors l’option à envisager, mais elle reste inaudible politiquement. Pourtant, le renforcement de l’agence s’accompagne bien d’une hausse des violations, des refoulements et des décès sur les routes migratoires rendues toujours plus dangereuses en raison d’entraves multiples à la mobilité et de l’absence de voies légales et sûres de migration.
Le respect du droit international doit être la boussole de la politique migratoire. Un changement profond s’impose dans la perception négative et criminalisante de la personne migrante par les autorités européennes. Sans cette transformation des mentalités, l’UE continueraà mener une politique meurtrière « contre un ennemi qu’elle s’invente » et les violations de droits des personnes migrantes continueront, que Frontex soit impliquée ou non. Cette gestion des questions migratoires ne se limite pas à des conséquences dramatiques pour les personnes migrantes et leurs familles ; elle affecte également l’Union européenne, compromettant sa crédibilité et contribuant à sa crise identitaire et politique, en trahissant les valeurs humanistes qu’elle prétend défendre.