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Notre regard

«Je suis là.» Pour dire sa présence au monde

Camille Aubry | asile.ch

Après Où êtes-vous? en 2023, le projet Tapis Rouge s’éveille à nouveau avec Je suis là. Une trentaine de personnes, trois générations et sept origines différentes donnent vie au second acte de ce projet d’intégration et d’accueil par la culture mené par le théâtre Am Stram Gram. En son cœur, une équipe de jeunes issu·es de l’asile. Plongée dans une journée de répétition de leur prochaine pièce, à découvrir du 22 au 24 novembre 2024 au Théâtre Am Stram Gram, à Genève.

Je suis là sera jouée au Théâtre Am Stram Gram dans le cadre de L’Agora Le droit des enfants, du 22 au 24 novembre 2024.

1h15 / tout public / billetterie : https://www.amstramgram.ch/fr/programme/je-suis-la

Image : Ariane Catton, Théâtre Am Stram Gram.

«Noir». Les lumières s’éteignent. L’ingénieur son lance un souffle de vent presque imperceptible. Les doigts de Defne, étudiante à la HEM, courent sur son saxophone. Annonce au public improvisée par Ariane, la vidéaste : une femme s’est échappée d’un EMS, il faut impérativement la retrouver. Lumières. Nathalie, qui représente la 3e génération, se lève et s’adresse au public : que son infantilisation cesse. C’était pareil quand elle était enfant, elle s’effaçait, se faisait invisible. Ce jour-là, devant un public encore imaginaire, la voix de la grand-mère affirme son existence.

Et c’est précisément de cela qu’il s’agit. Je suis là est une pièce qui affirme la présence ici, sur le plateau, à Genève et dans la société suisse, de celles et ceux qui sont invisibilisé·es : les exilé·es, les enfants, les personnes âgées. C’est un jeu intergénérationnel d’individus qui demandent à être vus. «Que tu le veuilles ou non, je suis là», résume Murielle Bechame, la metteuse en scène.

Sur scène, on se taquine, les indications en farsi répondent aux répliques en portugais. Murielle oriente les jeunes artistes d’une voix douce mais avec exigence. Bien sûr, leur parcours est éminemment constitutif de toute la démarche du projet. «Ce que nous souhaitons, c’est créer un espace où chacun·e se sente en confiance pour pouvoir exprimer sa sensibilité.» Pour que cet espace se constitue, il est impératif que le projet soit pérenne, insiste Muriel Maggos, responsable des actions culturelles et instigatrice de Tapis Rouge. Au contraire de démarches «one shot», Tapis Rouge s’inscrit dans la durée, en proposant aux jeunes qui s’investissent un accueil solide, réel. Une ambition qui se concrétise : un premier spectacle en octobre 2023, un second au programme en novembre 2024 et l’ouverture d’ateliers de théâtre hebdomadaires depuis la rentrée. De quoi démultiplier les espaces d’accueil, de création, de rencontres.

Image : Ariane Catton, Théâtre Am Stram Gram.

Depuis cet été, les répétitions font se croiser une vingtaine d’enfants, une personne âgée et une douzaine d’adolescent·es qui pour la plupart venaient d’arriver en Suisse lors du premier projet. C’est grâce au soutien de certain·es éducateur·rices, à la présence de traducteur·rices que ces jeunes ont pu participer à ces expériences artistiques, poursuivies aujourd’hui de façon plus autonome. Forte de cette première aventure, l’équipe peut s’engager dans une production artistique plus exigeante. Six représentations ont été agendées au programme du Théâtre Am Stram Gram – dont deux destinées aux élèves de l’ACCES[1]L’Accueil de l’Enseignement Secondaire II à Genève reçoit des élèves migrants (15-19 ans), principalement allophones, pour leur permettre de continuer leur formation une fois que … Lire la suite, précise Muriel Maggos. Elle voit en cette reconnaissance – que les autorités, les enseignant·es et les éducateur·rices expriment également – la pertinence de ce projet et sa complémentarité avec les dispositifs d’accueils.

Amir, qui participe au projet depuis ses premiers jours, abonde dans ce sens. Il perçoit l’espace que déroule Tapis Rouge comme «un cadre privilégié, dans une absence de cadre.» Ici, on ouvre l’espace pour parler plutôt que de poser des questions et exiger des preuves. Traducteur pour la Croix-Rouge genevoise, il constate que la parole se libère différemment et beaucoup plus facilement que dans les contextes formels, administratifs. Les seuls souvent où l’on s’adresse à ces jeunes.

Avec le temps, les liens entre les participant·es sont devenus complices. La confiance et la (re)connaissance ont opéré et, aujourd’hui, les deux architectes du projet estiment qu’il est possible d’aller encore plus loin. Au niveau artistique, Murielle Bechame relève que le potentiel de cette aventure est unique. Notamment par le sens que les jeunes lui donnent. «Ces jeunes font partie de la société genevoise et l’enrichissent par leurs expériences. Ils et elles ont un ancrage fort dans des cultures encore vivantes. De ce fait, ils et elles nous aident à porter un autre regard sur notre rapport à la culture, à l’éducation et sur la place des enfants. D’un point de vue artistique, c’est un vrai bonheur de travailler avec des personnes qui n’ont pas peur de danser, de chanter et pour qui, dire de la poésie est un acte de liberté.»

Tapis Rouge est un îlot suspendu qui échappe au temps. «Quand je rentre dans la salle de théâtre, j’oublie tout», explique Sayed. Au milieu du choc vécu par ces jeunes en arrivant, Murielle Bechame voit se dessiner «des espaces d’humanité concrets, pleins d’espoir parce que chaque personne, individuellement, a envie d’aimer, de faire communauté». À contre-courant de l’invisibilité qui les recouvre, le spectacle Je suis là atteste publiquement et collectivement de leur existence.

A propos de Tapis Rouge

Tapis Rouge est un dispositif d’intégration par la culture mené par le Théâtre Am Stram Gram et destiné aux familles et aux jeunes exilé·es.

A l’automne 2023, une équipe de jeunes motivé·es suit régulièrement les ateliers proposés. De fil en aiguille et à partir de tout ce que chacun·e souhaite exprimer, Murielle Bechame écrit une pièce de théâtre intitulée Où êtes-vous? Elle nait de la question que chacun·e se pose : en dehors des institutions, où sont celles et ceux qui nous accueillent ? Où sont les Suisses et les Suissesses ?  Elle exprime aussi la perte de celles et ceux qui ont disparu.

Le succès de cette expérience est retentissant, tant auprès du public que des jeunes investi·es. A tel point qu’il mène rapidement à la création d’une seconde pièce, Je suis là.

Notes
Notes
1 L’Accueil de l’Enseignement Secondaire II à Genève reçoit des élèves migrants (15-19 ans), principalement allophones, pour leur permettre de continuer leur formation une fois que leur maîtrise de la langue française sera suffisante.