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Notre regard

Pactes migratoires | Quand le contribuable européen finance les violations des droits humains

Jean-Claude Nimenya

La question de la migration est depuis un certain temps au cœur des préoccupations des dirigeantes et dirigeants européens. Déjà, en 2007, un partenariat global Union européenne – Afrique sur les migrations, la mobilité et l’emploi est adopté à Lisbonne[1]OIM, Partenariat Afrique – UE sur les migrations, la mobilité et l’emploi, 2007. Puis, plusieurs autres accords ont été conclus successivement, surtout après la « crise des politiques migratoires » de 2015. D’autres sont en cours d’élaboration. Selon Jean-Claude Nimenya, prétendument « humanitaires », ces accords ne tarderont pas à démontrer que les droits humains sont le cadet des soucis des Européens.

«Partenariat stratégique», «accord ou coopération de développement» : tels sont les mots qui maquillent ces pactes migratoires. Variés, ils n’ont pourtant qu’un seul credo : barrer les principales routes de la migration. Mais à quel prix ? Ici et là, on dénonce la violation des droits humains. Mais comment démasquer ces accords aux allures de deals informels et flous ne poursuivant qu’un seul but : celui de contourner le droit ?

Illustration : Sara Ashrafi.

L’ACCORD MIGRATOIRE ENTRE L’UNION EUROPÉENNE ET LA TUNISIE

L’Union européenne a signé le 16 juillet 2023 à Tunis [2]Le Temps, « La Tunisie et l’Union européenne signent un partenariat stratégique », 16 juillet 2023 un accord de coopération de 105 millions d’euros avec le président tunisien Kais Saïed destiné à freiner la migration irrégulière en Europe depuis la côte tunisienne. À peine l’accord signé, le président tunisien affirme qu’il n’est pas prêt à faire « le sale boulot [3]swissinfo.ch, « Accord politique entre l’Union européenne et la Tunisie ne résoudra rien », Larissa Tschudi, 19 juillet 2023.» de l’Europe. Ce qui nous pousse à des interrogations sur le plan éthique. Cet accord rend l’Union européenne « complice des violations des droits infligées à des demandeurs d’asile, migrants et réfugiés [4]DW, « Entre l’UE et la Tunisie, un accord migratoire embarrassant », Fréjus Quenum et consorts, 24 juin 2024» Le président tunisien est critiqué « pour ses dérives totalitaires et sa brutalité policière envers les personnes migrantes subsahariennes ». Dans ses « diatribes racistes [5]DW, « Tunisie, pays de départ hostile vers l’Europe », Jennifer Holleis et consort, 18 décembre 2023», Kais avait parlé en février 2023 « de hordes de migrants clandestins » dont la présence en Tunisie serait « source de violences, de crimes et d’actes inacceptables [6]Amnesty international, « Tunisie. Le discours raciste du président déclenche une vague de violences contre les Africain·es Noirs », 10 mars 2023».

Ces propos avaient déclenché dans le pays des vagues de violences envers les personnes migrantes. Pendant l’été qui a suivi, des milliers d’entre elles ont été expulsées dans le désert vers la Libye où elles ont erré en attendant la mort – 25 corps ont été découverts selon un bilan humanitaire [7]France Inter, « Au moins 25 corps découverts : le sort terrible des migrants abandonnés dansle désert tunisien », 8 août 2023. Depuis, les arrivées en Italie ont chuté de 82 % selon le Haut-Commissariat des Nations Unies [8]Le Monde, « Tunisie : Kais Saïed, l’allié embarrassant de la politique migratoire européenne, prêt à sa réélection », Nassim Gasteli, 1 octobre 2024 pour les réfugiés. Le chef de l’État tunisien est devenu le garde-frontière brutal de l’Europe, même s’il s’en défend.

LES ACCORDS MIGRATOIRES ENTRE LE MAROC ET L’ESPAGNE

L’Espagne et le Maroc ont signé le 2 février 2023 plusieurs accords de coopération, dont un se rapporte à la migration [9]Royaume du Maroc, Ministère des affaires étrangères, de la coopération africaine et des marocains résidant à l’Etranger (diplomatie.ma), « 12e RHN Maroc-Espagne : Signature de plusieurs … Lire la suite. La frontière entre le Maroc et les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla a été fermée par un mur ultra sécurisé. Des contrôles en amont et en aval empêchent les personnes réfugiées d’accéder légalement au Bureau de l’asile et des réfugiés pour formaliser leurs demandes de protection internationale, car situé du côté espagnol de la frontière. Les demandeurs d’asile n’ont alors pas d’autre choix que d’entrer dans l’enclave en traversant clandestinement les frontières et ce, au péril de leurs vies [10]Asile.ch, « Ceuta | Barrer à tout prix l’accès au territoire européen », 22 août 2024. L’Europe mobilise des moyens colossaux pour aider les gouvernements du Maghreb à éviter que les personnes migrantes subsahariennes n’atteignent la mer [11]Le Monde, « Comment l’argent de l’UE permet aux pays du Maghreb d’expulser les migrants en plein
désert », Nassim Gasteli, 21 mai 2024
. Les empêcher de chercher une protection constitue une violation flagrante des principes du droit des réfugiés. Des refoulements – pourtant illégaux au regard de la Convention européenne des droits de l’homme – sont ici autorisés.

L’ACCORD MIGRATOIRE ENTRE L’UNION EUROPÉENNE ET LA TURQUIE

Cet accord migratoire a été signé le 18 mars 2016 [12]Wikipédia, Accord migratoire entre la Turquie et l’Union européenne. Il prévoit le renvoi vers la Turquie de toutes les personnes entrées en Grèce dont la demande d’asile a été refusée. En contrepartie, la Turquie a obtenu de l’Union européenne deux tranches de trois milliards d’euros pour la gestion des personnes réfugiées sur son sol. Ainsi, elle a financé des centres d’accueil pour demandeurs d’asile en Turquie où ils sont détenus dans des conditions épouvantables [13]Le Monde, « Turquie, la machine à expulsion financée par l’union européenne », Nicolas Bourcier, 11 octobre 2024 et renvoyés en masse dans leurs pays d’origine, souvent en Syrie et en Afghanistan, et ce malgré les risques encourus. Avec 142 000 personnes migrantes déportées depuis un an, la Turquie est devenue la machine à expulsion de l’Union européenne.

LE FONDS FIDUCIAIRE D’URGENCE RELATIF À LA CRISE DE 2015

Créé au sommet de La Valette en novembre 2015 [14]Conseil européen, Sommet de La Valette sur la migration, 11-12.11.2015 – Consilium (europa.eu), au plus fort de la crise de  l’accueil qui a marqué l’Europe, le fonds fiduciaire d’urgence (FFU) pour l’Afrique est destiné à lutter contre les causes profondes à l’origine des migrations dans les régions du Sahel, de la Corne de l’Afrique et l’Afrique du Nord. Une récente inspection effectuée par la Cour des comptes de l’Union européenne [15]Le Monde, « De l’argent européen détourné par les trafiquants et groupes criminels liés à la migration irrégulière », Philippe Jacque, 27 septembre 2024 met en évidence des failles dans sa mise en œuvre. Elle a rapporté que les fonds de l’Union européenne ont en réalité servi à construire des centres de rétention inaccessibles aux organisations humanitaires et de développement. Alors que les centres étaient destinés à améliorer les droits des personnes migrantes en les sauvant du cimetière méditerranéen, leur sous-traitance a finalement bénéficié aux organisations criminelles impliquées dans le trafic des êtres humains, selon ce même rapport.

UN HORIZON DES DROITS HUMAINS QUI S’ASSOMBRIT DAVANTAGE

Avec le nouveau pacte migratoire adopté le 14 mai 2024 et qui entrera en vigueur en 2026, nous assistons à la traduction en droit européen du non-dit des pactes migratoires signés avec les pays de transit. L’externalisation de la gestion des questions migratoires qui consiste à bloquer, détenir, trier voire expulser les personnes exilées aux frontières est l’illustration parfaite de ce qui se passe outre-Méditerranée. Dès lors que l’entrée sur le sol européen ne donne plus accès aux corpus des droits fondamentaux européens, l’esprit de la convention de Genève n’est plus. Et pourtant, le droit international considère que les individus qui fuient leur pays pour échapper à la persécution et à la violence ont le droit de franchir irrégulièrement une frontière pour demander asile. Ils ne peuvent de ce fait pas être criminalisés. Entre temps, on assiste au retour des contrôles aux frontières en Allemagne avec le risque d’un effet domino qui inciterait d’autres pays à en faire de même et le danger inhérent de refoulement qui va avec.

Au 13 septembre 2024, 8 pays de l’Espace Schengen avaient déjà mis en place de telles mesures totalement ou partiellement [16]Toute l’Europe, « [Carte] Espace Schengen : quels pays européens ont rétabli des contrôles aux frontières ? », Valentin Ledroit,13 septembre 2024. Aux Pays-Bas, déjà, une loi d’urgence immigration est en cours d’élaboration. Elle vise non seulement à rétablir les contrôles aux frontières, mais aussi à suspendre temporairement le traitement des demandes d’asile. La Pologne aussi caresse la bête. Le Premier ministre Donald Tusk a annoncé une possible suspension partielle du droit d’asile.

Les masques tombent et la solution miracle qu’attendent presque tous les gouvernements européens fonctionne déjà. L’Italie a tenté de transférer le premier groupe de personnes migrantes en Albanie afin d’externaliser sa gestion de la migration. Depuis, une bataille juridique s’est enclenchée entre le gouvernement et les juges de la migration et le feuilleton pourrait durer. La stratégie des murs reléguant les droits humains et le droit international aux oubliettes va-t-elle payer ? Ou ne faut-il pas changer de paradigme en traitant les causes profondes qui sont à la source des mouvements migratoires par une politique humaine dépourvue de populisme politique ?

A propos de la revue

Cet article est paru dans le 200e numéro de notre revue d’information sur l’asile et les migrations. A cette occasion, nous avons voulu proposer une édition spéciale, sortant de notre habituelle démarche éditoriale. C’est ainsi que le contenu de cette revue a été entièrement rédigé et illustré par des personnes réfugiées.

Pour en apprendre plus sur la démarche, le processus et les perspectives qui s’ouvrent pour la suite, nous vous renvoyons vers le making-off de ce numéro spécial. Bonne lecture!

Notes
Notes
1 OIM, Partenariat Afrique – UE sur les migrations, la mobilité et l’emploi, 2007
2 Le Temps, « La Tunisie et l’Union européenne signent un partenariat stratégique », 16 juillet 2023
3 swissinfo.ch, « Accord politique entre l’Union européenne et la Tunisie ne résoudra rien », Larissa Tschudi, 19 juillet 2023.
4 DW, « Entre l’UE et la Tunisie, un accord migratoire embarrassant », Fréjus Quenum et consorts, 24 juin 2024
5 DW, « Tunisie, pays de départ hostile vers l’Europe », Jennifer Holleis et consort, 18 décembre 2023
6 Amnesty international, « Tunisie. Le discours raciste du président déclenche une vague de violences contre les Africain·es Noirs », 10 mars 2023
7 France Inter, « Au moins 25 corps découverts : le sort terrible des migrants abandonnés dansle désert tunisien », 8 août 2023
8 Le Monde, « Tunisie : Kais Saïed, l’allié embarrassant de la politique migratoire européenne, prêt à sa réélection », Nassim Gasteli, 1 octobre 2024
9 Royaume du Maroc, Ministère des affaires étrangères, de la coopération africaine et des marocains résidant à l’Etranger (diplomatie.ma), « 12e RHN Maroc-Espagne : Signature de plusieurs accords de coopération », 2 février 2023
10 Asile.ch, « Ceuta | Barrer à tout prix l’accès au territoire européen », 22 août 2024
11 Le Monde, « Comment l’argent de l’UE permet aux pays du Maghreb d’expulser les migrants en plein
désert », Nassim Gasteli, 21 mai 2024
12 Wikipédia, Accord migratoire entre la Turquie et l’Union européenne
13 Le Monde, « Turquie, la machine à expulsion financée par l’union européenne », Nicolas Bourcier, 11 octobre 2024
14 Conseil européen, Sommet de La Valette sur la migration, 11-12.11.2015 – Consilium (europa.eu)
15 Le Monde, « De l’argent européen détourné par les trafiquants et groupes criminels liés à la migration irrégulière », Philippe Jacque, 27 septembre 2024
16 Toute l’Europe, « [Carte] Espace Schengen : quels pays européens ont rétabli des contrôles aux frontières ? », Valentin Ledroit,13 septembre 2024