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Notre regard

Centres fédéraux d’asile | Quand les politiques dérapent

Mercredi 18 décembre 2024, le Parlement fédéral annonce que « la sécurité des centres fédéraux d’asile sera renforcée ». Et de préciser que le Conseil des États, après le Conseil national, veut serrer la vis sur les mesures disciplinaires. Lors de cette session de printemps, les deux Conseils doivent encore se mettre d’accord sur la version finale du projet de modification de la loi sur l’asile (24.038) concernant la sécurité et le fonctionnement des Centres fédéraux d’asile (CFA).

Megane Lederrey

Pour comprendre l’origine de cette modification de la loi sur l’asile, il faut revenir en 2021. Les médias et des ONG documentent de graves violences à l’égard de requérant-es d’asile, commises par des agents de sécurité dans le centre de Boudry. « La sécurité dérape » dénonce la RTS qui reporte des bavures et des rapports trafiqués par des agents. Le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) est contraint de réagir au vu de la gravité des violences reportées. Niklaus Oberholzer, ancien juge fédéral, est alors mandaté pour un audit indépendant chargé d’évaluer s’il y a ou non un recours disproportionné à la force dans les centres d’asile. Il confirme et émet une douzaine de recommandations afin de lutter contre les abus de la part des agent-es de sécurité. Parmi elles, la nécessité de légiférer sur les mesures disciplinaires, les fouilles, l’usage de la contrainte et la détention qui ne figurent actuellement pas dans la loi, mais sont des pratiques courantes dans les centres.

Après le National quelques mois plus tôt, c’est le Conseil des États qui a amendé la modification de loi proposée par le Conseil fédéral.[1] Résultat des courses : un nouveau palier de la dérive sécuritaire des centres fédéraux est franchi. Il ne reste rien de la volonté initiale d’éviter les abus et les violences commises par des agents de sécurité dans le texte de loi qui résulte des votes. Au contraire, leurs pouvoirs sont encore élargis. Le conseiller fédéral socialiste, Beat Jans, avait déjà proposé des durcissements de la pratique actuelle, mais les parlementaires ont voté des mesures encore plus drastiques. Parmi les dernières propositions, on trouve l’exclusion du centre durant 10 jours en guise de sanction ou l’autorisation pour les agent-es de sécurité d’utiliser des armes. Hors des centres, le périmètre au sein duquel les agent-es patrouillent et peuvent sanctionner des requérant-es d’asile dans l’espace public a été encore élargi. La version définitive du texte devra être validée par les deux Chambres ce printemps.

Sanctions disciplinaires

Dans les CFA, les résident-es vivent sous le joug d’un couvre-feu strict : retour avant 18 ou 19 heures selon les centres. Le premier retard, même de quelques minutes, est sanctionné d’une interdiction de sortie du centre durant une journée. Les sanctions se font de plus en plus dures à chaque nouveau retard cumulé. Les mesures disciplinaires ne punissent pas de crimes, mais d’écarts au règlement interne. Pourtant, les sanctions constituent des atteintes majeures à la vie des résident-es : interdiction de participer aux travaux d’utilité publique ou de sortir du centre, exclusion du centre, suppression de l’argent de poche (3CHF/jour) et des billets de transports publics (p. ex. à Vallorbe, 2 allers-retours par mois pour Lausanne/Yverdon). Pour les entraves majeures au règlement, il existe un centre pour requérants d’asile dits « récalcitrants », au fonctionnement disciplinaire et sécuritaire encore plus radical.

Droit de rester Neuchâtel, action devant le centre fédéral de Boudry

Rappelons que les sanctions disciplinaires ne sont pas nécessaires à la sécurité, les éventuels délits étant déjà punis par le droit pénal. Elles sont surtout disproportionnées : on parle ici de restrictions de liberté pour une infraction à une simple consigne. Concrètement, elles reviennent à refuser l’accès aux ressources de base, imposer l’inactivité et empêcher les liens sociaux ou familiaux. Ces trois aspects sont pourtant des facteurs de protection face à d’éventuelles infractions ou comportements violents. Surtout ce sont des éléments centraux pour préserver la santé mentale de chacun-e. Contreproductives, les sanctions génèrent, à raison, des sentiments d’injustice, d’arbitraire, de racisme et d’infantilisation chez les résident-es. Sans oublier le contexte : des centres où la discipline et l’obéissance sont requises en permanence, tout est réglé et contrôlé. Ces ingrédients créent un climat qui cristallise les tensions jusqu’à ce qu’une situation dégénère, du côté des agent-es comme des résident-es.

Depuis le premier scandale médiatique en 2021, les médias ont documenté d’autres cas édifiants d’abus de pouvoir de la part d’agent-es. Plus d’une dizaine de plaintes pénales ont été déposées à l’intention d’agents de sécurité pour des violences graves, donnant lieu parfois à des mois d’hospitalisation pour les victimes.

10 jours d’exclusion des centres

Parmi les pénalités, on trouve l’exclusion des CFA, que le Parlement veut prolonger de 24 heures à dix jours dans la loi à venir. Dans la plupart des centres, la « chambre temporaire » à disposition des exclu-es est une unique pièce par centre, où des matelas jonchent le sol. Cette pièce sert aussi de salle d’attente ou de lieu où faire patienter jusqu’au matin les personnes qui arriveraient tard dans la nuit. Toutes les personnes exclues seront alors confinées dans la même pièce, avec d’autres peut-être, indépendamment de leur nombre, hommes, femmes, personnes LGBTIQ+ confondu-es – à savoir que plusieurs centaines de personnes sont hébergées dans chaque centre. Qu’en est-il des douches et sanitaires ? Qui garantira l’accès effectif à l’infirmerie ? Que faire des enfants lorsqu’un parent est exclu-e, vont-iels également rester 10 jours sans accès à quoi que ce soit – école, jeux, locaux chauffés où passer la journée ? La nouvelle loi n’offre aucune garantie.

Selon le Conseiller fédéral Beat Jans, « si vous excluez une personne des locaux communs si longtemps, elle passera 10 jours dans la rue ou sur les places publiques », une visibilité non souhaitable expose-t-il. Cible idéale des contrôles au faciès, la police n’hésitera pas à amender les requérant-es d’asile dans la rue. Sans argent ni ticket de transport, on augmente les risques d’amendes CFF. On voit la suite arriver : les amendes impayées, faute de moyens, se transformeront alors en infractions pénales. C’est l’engrenage de la criminalisation des exilé-es. Rien de mieux pour attiser encore racisme et xénophobie, déjà présents dans le débat public.

Usage d’armes

Le Conseil des États a accepté de justesse la proposition de l’UDC d’autoriser le port d’armes par les agent-es de sécurité. Il est encore temps que cette mesure soit abandonnée puisque sur ce point, il y a désaccord avec le Conseil national.

Les agents de sécurité peuvent déjà employer dans les CFA des moyens auxiliaires, tels que les menottes, les projecteurs d’eau ou les produits irritants (sprays au poivre) de même que des chiens dits « de service ». Les armes dont il est question ici sont les armes à feu, les substances irritantes et les dispositifs incapacitants non mortels, ainsi que les matraques et les bâtons de défense. Si le port d’armes par les agent-es était accepté, cela risque de créer un précédent extrêmement dangereux, qui pourrait se généraliser hors des centres fédéraux, c’est-à-dire armer un personnel qui n’est pas formé pour cela. À noter qu’une formation initiale de dix heures suffit à exercer en tant qu’agent-es de sécurité.[2]

Pas de recours possible contre les sanctions…

Le Parlement veut aussi retirer la possibilité de recourir devant un tribunal contre une sanction, si grave soit-elle. Il n’y aurait jamais de juges pour surveiller l’usage de ces décisions internes, d’ailleurs souvent transmises oralement aux résident-es. Un questionnaire permettrait en théorie de s’opposer à une sanction dans un délai de trois jours, une solution parfaitement inutile dans les faits. Premièrement, les résident-es n’ont pas droit à de l’aide ni à une traduction afin de formuler leur version des faits. Deuxièmement, le questionnaire rempli est transmis au SEM, l’autorité qui est donc à la fois juge et partie. Enfin, la sanction est appliquée directement, sans attendre le résultat de la contestation, si bien qu’elle sera probablement déjà écoulée au moment où les autorités rendront leur décision.

Notons que les sanctions sont attribuées sur la base de rapports rédigés par les agent-es ou par le personnel du centre sans que la version des résident-es ne soit entendue. Des enregistrements audio et vidéo ont démontrés que les agent-es n’hésitaient pas à mentir pour « charger » leurs rapports dans le but de sanctionner davantage ou de camoufler leurs bavures.[3]

ni d’organe indépendant de dépôt de plainte.

Concernant les violences commises au sein du centre comme ailleurs, il n’existe pas en Suisse d’organe indépendant de dépôt de plainte pénale, malgré les critiques internationales répétées, notamment du Conseil des droits humains de l’ONU. Au centre, la victime peut s’adresser à une permanence du SEM, dont le conflit d’intérêts est évident. Elle peut aussi reporter les violences à l’association en charge de la défense juridique, Caritas en Suisse romande. Celle-ci tient des permanences, mais leur mandat étant délimité et rémunéré par le SEM, il s’arrête à la stricte défense de la demande d’asile.

En réalité, il n’y a personne pour documenter les violences, orienter vers un commissariat et un centre d’aide aux victimes d’infraction (LAVI), payer des billets de transports publics et demander une dérogation en cas de rentrée après l’heure du couvre-feu par exemple. En conséquence, la plupart des violences ne sortent jamais au grand jour et n’obtiennent ni procès ni justice.

Vers un renforcement systémique des violences

Les violences au sein des centres sont systémiques puisqu’elles découlent de l’ensemble du système de contrôle, de sanctions et autres aspects du dispositif sécuritaire instauré avec l’arrivée des CFA. La modification actuelle de la loi aurait dû être un outil pour réduire une part de cette violence, mais c’est au contraire qu’on assiste. La réforme aurait pu être l’occasion de renforcer la présence des professionnel-les du travail social dans les CFA.  

En effet, l’entreprise privée ORS chargée de l’encadrement ne prévoit pas d’éducateur ou éducatrices, sauf pour les mineur-es non accompagné-es. En journée, une équipe d’animation est chargé-es d’organiser des activités et des intendant-es s’occupent du fonctionnement des centres. Il y a aussi une équipe de médiation. À Vallorbe par exemple, où sont hébergées jusqu’à 280 personnes, un-e ou deux médiateur-rices sont présent-es en journée selon l’horaire. Aucun travail de suivi social et de proximité n’est prévu. La nuit, l’encadrement est assuré uniquement par agents de sécurité ainsi qu’un-e seul-e veilleur-euse par bâtiment. Les agent-es sont présent-es en nombre, jour et nuit, à l’intérieur et dans la périphérie du centre.

Un fonctionnement inverse à celui des structures sociales en général où les agent-es de sécurité sont absent-es ou minoritaires et le personnel formé en travail social assure la désescalade d’éventuels conflits et le respect des règles du lieu. C’est le cas de foyers pour requérant-es d’asile cantonaux, mais aussi des structures destinées aux personnes sans-abris, pour ne citer qu’un exemple.

Ce n’est pas cette direction que prend l’avenir des CFA. Au contraire de la volonté initiale de cadrer la violence d’État, c’est au renforcement du dispositif punitif auquel nous assistions. Ce n’est pas la sécurité, ce sont les politiques qui dérapent. Après Simonetta Sommaruga qui a créé les CFA et leur dispositif sécuritaire et maintenant Beat Jans, les socialistes, à force de compromis politiques, enterrent peu à peu les droits humains pour les exilé-es. Tant que personne ne proposera des lois axées sur une réelle proposition de changement de narratif, c’est l’extrême droite qui pense et propose, qui définit l’univers des possibles, alors que le reste de l’échiquier politique se contente de ne pas les froisser.


[1] Le Conseil des États n’a pas suivi certaines des propositions votées par le Conseil national, ainsi la loi n’est pas encore adoptée. Le projet est renvoyé au Conseil national pour trouver un accord. D’autres articles de loi ont déjà été acceptés par les deux chambres.

[2] Suivie en théorie de quelques formations continue. Source : https://www.securitas.ch/fr/securijob/faq-foire-aux-questions.html?no_cache=1& .

[3] Voir entre autres la retranscription d’un enregistrement audio réalisé dans la loge des agent-es de sécurité qui révèle que les rapports trafiqués sont monnaie courante.


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