Jurisprudence | Les enfants particulièrement vulnérables dans le contexte de la migration sous l’angle des droits humains
NESA ZIMMERMAN
Enfants de « saisonniers », enfants « sans-papiers », enfants requérants d’asile, enfants dans le régime de l’aide d’urgence, malgré les différences entre ces quatre cas de figure, toutes les personnes entrant dans l’une de ces catégories ont deux choses en commun : ce sont des enfants et ils ont un statut migratoire précaire. Cet article, paru dans la revue Terra cognita explique en quoi cette double vulnérabilité est juridiquement pertinente.

Dans ce qui suit, il est question d’enfants. À savoir, d’êtres humains de moins de dix-huit ans, dont la vulnérabilité particulière – et le besoin de protection particulier – a été reconnue tant du point de vue scientifique que par l’ordre juridique. Ces enfants se distinguent par leur statut migratoire précaire, qui représente une source de vulnérabilité supplémentaire, mais aussi du fait que leurs besoins particuliers en tant qu’enfants passent parfois au second plan et ne sont souvent pas pris en compte de manière adéquate.
LE CADRE JURIDIQUE, POINT DE RENCONTRE DE DEUX LOGIQUES CONTRADICTOIRES
En droit des migrations, deux logiques contradictoires s’entrechoquent, ce qui n’est pas sans créer des tensions. La première a trait à la politique migratoire telle qu’elle est conçue depuis longtemps en Suisse: il s’agit d’une logique qu’on peut qualifier de restrictive, son objectif étant notamment de limiter l’immigration.
Historiquement, cette logique restrictive a par exemple donné lieu au statut de «saisonnier», qui limitait le séjour des travailleurs à neuf mois par an, leur imposant de quitter la Suisse pour trois mois chaque année et interdisant toute forme de regroupement familial.
RÉGIME DISSUASIF VERSUS…
Aujourd’hui, cette logique mène à des exigences strictes qui limitent fortement les possibilités d’obtenir un droit de séjour pour les personnes ressortissantes de pays non européens. Elle est également à l’origine d’une approche restrictive en matière de prestations sociales: par exemple, l’article 82 al. 3 LAsi prévoit que l’aide accordée aux requérantes et requérants d’asile et aux personnes sans autorisation de séjour soit inférieure à celle accordée aux citoyennes et citoyens suisses et, de préférence, fournie en nature. La substance de cet article s’explique par la volonté politique d’inciter ces personnes à quitter la Suisse ou, en tout cas, de rendre le séjour en Suisse moins «attractif» (voir p. ex. les débats relatifs à l’objet parlementaire 10.052).
… PROTECTION DES DROITS HUMAINS
Cette logique restrictive entre en tension avec une seconde logique présente, elle aussi, en droit des migrations, qui est celle des droits humains. La Suisse a ratifié un certain nombre de traités internationaux garantissant des droits humains: le Pacte ONU I relatif aux droits économiques, sociaux et culturels; le Pacte ONU II relatif aux droits civils et politiques, la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), la Convention contre la torture (CAT), la Convention sur les droits de l’enfant (CDE), pour n’en nommer que quelques-uns. À ces instruments généraux se sont ajoutés, au cours de la seconde moitié du 20esiècle, des instruments protégeant les droits de certaines personnes en particulier. C’est notamment le cas de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF) ou encore de la CDE.
Ces instruments spécifiques résultent du constat que les droits humains de certaines parties de la population sont insuffisamment garantis et de la volonté de renforcer leur protection par des instruments additionnels. Pour ce qui est des enfants, l’adoption d’une Convention dédiée à leurs droits est à la fois une reconnaissance de leur vulnérabilité accrue – et donc de leur besoin de protection particulier – et la consécration de leur statut comme sujets de droit à part entière, non pas comme simples objets de protection ou «appendices» de leurs parents.
LES ENFANTS, SUJETS DE DROIT À PART ENTIÈRE
En vertu du système moniste, toutes les conventions susmentionnées font partie intégrante de l’ordre juridique suisse, ce qui signifie que toute autorité, de quelque niveau que ce soit, est tenue de les respecter. Il n’en reste pas moins que, selon la jurisprudence constante du Tribunal fédéral, seule une partie de ces droits – en particulier les droits civils et politiques garantis par la CEDH et le Pacte ONU II – sont considérés comme étant directement applicables dans des procédures judiciaires, alors que d’autres – en particulier les droits économiques et sociaux – s’adressent en premier lieu aux autorités législatives (ATF 135 I 161 c. 2.2).
Cette approche des autorités suisses a régulièrement fait l’objet de critiques, que ce soit en doctrine ou de la part des organes internationaux de protection des droits humains. Le Comité relatif aux droits des enfants, en particulier, a pris soin de sou ligner l’indissociabilité des droits civils et politiques d’un côté, et économiques et sociaux de l’autre[1]CDE, V.A. c. Suisse, 28.9.2020, c. 6.5. Le Tribunal fédéral a lui-même quelque peu nuancé son approche en précisant que «[l]e fait que [les dispositions d’un] traité international ne soi[en]t pas d’application directe n’implique pourtant nullement que le juge puisse simplement ignorer [leur] existence» (ATF 144 I 56, c. 5.2). Au contraire, ces dispositions doivent être prises en compte dans le cadre de l’interprétation des dispositions considérées comme directement applicables, qu’elles relèvent du niveau législatif, constitutionnel ou international.
L’objectif de ces instruments est de garantir à chaque être humain, en vertu de sa seule appartenance au genre humain, un certain nombre de droits, qui sont inaliénables et indépendants d’une quelconque forme de «mérite». Ainsi, à quelques rares exceptions près, le statut de séjour n’est pas une considération pertinente et ne justifie pas une restriction des droits humains. En revanche, ces droits ne sont pas illimités, loin s’en faut: par exemple, dans des affaires en lien avec la migration, la Cour EDH rappelle de façon systématique que les États «ont le droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-natio-naux»[2]Paposhvili c. Belgique [GC], 41738/10, 13.12.2016, §172. La jurisprudence restrictive de la Cour EDH s’agissant de la protection des personnes migrantes a d’ailleurs fait l’objet de vives critiques en doctrine[3]Voir p. ex. Dembour 2015. Dans la recherche d’un équilibre entre la souveraineté étatique d’une part et la nécessité de garantir une protection minimale des droits fondamentaux d’autre part, la Cour mobilise régulièrement le concept de vulnérabilité particulière.
LA VULNÉRABILITÉ, UNE NOTION-CLÉ
Depuis le début du 21esiècle, la vulnérabilité est devenue une notion-clé des droits humains. Elle a notamment envahi la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui l’applique à des catégories de personnes et de situations aussi différentes que les enfants, les personnes détenues ou encore les membres de la minorité rom. Une analyse de la jurisprudence montre que cette vulnérabilité peut avoir diverses origines: selon les cas, elle est due à des facteurs biologiques, comme le jeune âge d’une personne, à des facteurs situationnels, comme le fait d’être logé dans un hébergement collectif, ou des facteurs structurels, comme l’appartenance à une partie défavorisée de la population.
Ces différents types de facteurs de vulnérabilité se recoupent et interagissent; la doctrine met d’ailleurs en garde contre une approche trop catégorique ou rigide de la vulnérabilité, rappelant que celle-ci est d’abord fortement liée au contexte et se situe ensuite toujours sur un continuum. Ainsi, en tant qu’êtres humains, nous sommes tous vulnérables jusqu’à un certain degré; mais certaines personnes se trouvent dans des situations qui les rendent davantage vulnérables.
Traduit en droits humains, ceci signifie que certaines personnes sont plus à risque de subir des violations de leurs droits les plus fondamentaux ou susceptibles de s’en trouver plus fortement impactées. Les États ont alors des obligations particulières visant à compenser cette vulnérabilité particulière et à assurer, à ces personnes aussi, une protection effective de leurs droits humains.
LA VULNÉRABILITÉ DES ENFANTS MIGRANTS
La Cour EDH reconnaît depuis 2006 de façon constante et invariable la vulnérabilité particulière des enfants migrants[4]Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, 13178/03, 12.10.2006, § 55 ; M.D. et A.D. c. France, requête no57035/18, 22 juillet 2021, § 63. Cette reconnaissance a également été codifiée dans le droit européen de l’asile. La jurisprudence suisse fait écho à cette évolution, même si la terminologie varie quelque peu: on y trouve aussi mention de «l’état de faiblesse» (ATF 144 I 56 c. 5.2).
La vulnérabilité des enfants migrants touche aussi bien ceux qui sont accompagnés par leurs parents que ceux qui ne le sont pas («mineurs non accompagnés»). Elle est d’abord due au jeune âge, qui constitue un facteur de vulnérabilité paradigmatique largement reconnu dans la littérature psychosociale, philosophique et juridique. Cette vulnérabilité est expliquée par la dépendance matérielle, légale et émotionnelle, l’autonomie limitée, le développement émotionnel et physique en cours, ou encore par l’impact profond et durable d’évènements et traumatismes subis pendant l’enfance.
Elle est aussi due à l’expérience migratoire, qui a elle-même été reconnue comme une source de vulnérabilité. Enfin, le statut juridique précaire (ou l’absence d’un statut juridique) doit, lui aussi, être considéré comme un facteur de vulnérabilité, dans la mesure où il constitue un obstacle à la pleine jouissance des droits fondamentaux.
LES CONSÉQUENCES JURIDIQUES DE LA VULNÉRABILITÉ
La vulnérabilité des enfants migrants n’est pas un vain mot: elle entraîne au contraire des conséquences juridiques. Ainsi, d’après la jurisprudence constante, la «situation d’extrême vulnérabilité» des personnes migrantes mineures «est déterminante» et «prédomine sur [leur] statut d’étrangère[s] en séjour illégal»[5]Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, 13178/03, 12.10.2006, § 55 ; Khan c. Belgique, 12267/16, 28.02.2019, § 74. Ceci signifie que, peu importe leur statut juridique – y compris leur absence de droit de séjour, l’État est tenu de «protéger» les enfants migrants et de «le[s] prendre en charge par l’adoption de mesures adéquates»[6]Sh.D. et autres c. Grèce, Belgique, Croatie, Hongrie, Macédoine du Nord, Serbie et Slovénie, 14165/16, 13.06.2019, § 56. L’adoption de telles mesures doit par exemple permettre d’assurer un hébergement et une prise en charge adéquats des enfants migrants. Leur absence ne s’analyse pas uniquement comme constituant une violation de droits économiques et sociaux, mais aussi comme constituant un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 10 al. 3 Cst. féd. et 3 CEDH.
Juridiquement parlant, on peut dire que la vulnérabilité remplit deux fonctions spécifiques, qui sont par ailleurs étroitement liées. Premièrement, comme nous l’avons déjà indiqué, elle entraîne des obligations positives de prise en charge. Précisons à cet égard que la Cour EDH a confirmé l’existence d’une présomption de minorité en cas de doutes, et la nécessité de tenir compte d’éléments psychosociaux dans l’évaluation de l’âge[7]Darboe et Camara c. Italie, 5797/17, 21.7.2022.
Deuxièmement, la vulnérabilité a une incidence sur l’appréciation du seuil de gravité des traitements inhumains et dégradants. Ce seuil de gravité est relatif et dépend des circonstances concrètes, y compris de la vulnérabilité particulière d’une personne[8]Bouyid c. Belgique (GC), 23380/09, 28.09. 2015, § 86. Ainsi, une situation – comme un hébergement dans des conditions inadéquates – «peut, du seul fait qu’il s’agit de mineurs, être incompatible avec les exigences de l’article 3 de la Convention alors même qu’il pourrait passer pour acceptable s’il visait des adultes»[9]Bouyid c. Belgique [GC], 23380/09, 28.09.2015, § 110.
CONCLUSION
La reconnaissance de la vulnérabilité particulière des enfants migrants souligne l’importance de garantir leurs droits fondamentaux. Ce constat appelle non seulement à une application rigoureuse des protections existantes, mais aussi à une réflexion continue sur les moyens d’améliorer leur prise en charge, afin de répondre à leurs besoins spécifiques en tant qu’enfants et en tant que migrants.
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La dernière édition de la revue terra cognita explore la situation des enfants en situation d’exil. Elle s’inscrit dans le cadre de différents travaux de la CFM sur la thématique de l’enfance et de la migration, dont deux études (complémentaires) publiées en 2024 et disponibles gratuitement.
▶ L’étude de l’Institut Marie Meier-hofer für das Kind (MMI) « Enfants et adolescents à l’aide d’urgence dans le domaine de l’asile. Enquête systématique sur la situation en Suisse » fournit une analyse systématique sur la situation des enfants à l’aide d’urgence dans le domaine de l’asile à l’échelle de toute la Suisse et démontre que ces conditions de vie compromettent le bien-être et le développement des enfants.
Lannen, Patrizia ; Paz Castro, Raquel ; Sieber, Vera (2024), Enfants et adolescents à l’aide d’urgence dans le domaine de l’asile. Enquête systématique sur la situation en Suisse, Commission fédérale des migrations CFM.
▶ Se basant sur les constats de cette première étude, l’avis de droit réalisé par Nesa Zimmermann et Cesla Amarelle a mis en évidence l’incompatibilité de cette situation avec les droits fondamentaux et le droit international.
Amarelle, Cesla et Zimmermann, Nesa (2024) : Le régime d’aide d’urgence et les droits de l’enfant. Avis de droit et étude de conformité à la lumière de la Constitution fédérale suisse et de la Convention relative aux droits de l’enfant, CFM.
terra cognita, Enfances mouvementées : vulnérabilités et autonomisation, Commission fédérale des migrations (CFM), automne, 40|2024. À commander sur terra-cognita.ch
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Notes
↑1 | CDE, V.A. c. Suisse, 28.9.2020, c. 6.5 |
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↑2 | Paposhvili c. Belgique [GC], 41738/10, 13.12.2016, §172 |
↑3 | Voir p. ex. Dembour 2015 |
↑4 | Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, 13178/03, 12.10.2006, § 55 ; M.D. et A.D. c. France, requête no57035/18, 22 juillet 2021, § 63 |
↑5 | Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, 13178/03, 12.10.2006, § 55 ; Khan c. Belgique, 12267/16, 28.02.2019, § 74 |
↑6 | Sh.D. et autres c. Grèce, Belgique, Croatie, Hongrie, Macédoine du Nord, Serbie et Slovénie, 14165/16, 13.06.2019, § 56 |
↑7 | Darboe et Camara c. Italie, 5797/17, 21.7.2022 |
↑8 | Bouyid c. Belgique (GC), 23380/09, 28.09. 2015, § 86 |
↑9 | Bouyid c. Belgique [GC], 23380/09, 28.09.2015, § 110 |