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Notre regard

Afghanistan | Une situation «considérablement améliorée»?

Corinne Reber , avocate Freiplatzaktion Zurich
Marc Baumgartner , directeur elisa-asile

Le 20 mars 2025, le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) a annoncé qu’il jugeait désormais exigible le renvoi vers l’Afghanistan des hommes seuls, jeunes et en bonne santé, pour autant que leur réintégration socio-économique puisse être considérée comme possible (p 7). Ce changement de pratique s’appuie largement sur la lecture que fait le SEM de deux rapports produits par sa propre unité d’analyse-pays COI (Country of Origin Information – Informations sur les pays d’origine). Ceux-ci indiqueraient que la situation dans l’ensemble du pays se serait « considérablement améliorée », argumente le SEM[1]SEM, Le SEM ajuste sa pratique en matière d’asile concernant l’Afghanistan, 20 mars 2025. Or une lecture approfondie des documents en question vient contredire à la fois cette affirmation, mais également les rapports des organisations de défense des droits humains[2]p.ex. Amnesty International, Amnesty Report 2024/25 : Zur Lage der Menschenrechteweltweit ; Afghanistan 2024, 29. April 2025, [consulté le 14 août 2025] ; Human Rights Watch, World Report 2025 – … Lire la suite. Concrètement, il s’agit de l’analyse « Retour en Afghanistan » (février 2025), ainsi que de celle sur la situation socio-économique dans le pays (décembre 2024) – non- disponibles en français[3]Rapports sur les pays d’origine (en allemand). Traduction libre par la rédaction.. Nous avons entrepris de les analyser en détail. Décryptage.

Des sources d’informations suffisantes 

Dès son introduction [p. 5], l’analyse « Retour en Afghanistan » souligne que les sources disponibles sont si limitées que peu de choses sont connues sur la situation concrète. Elle relève surtout que les informations disponibles ne permettent pas de tirer de conclusions définitives, notamment sur le traitement par les talibans des personnes renvoyées de force [p. 6]. Ses auteurs mentionnent toutefois des rapports selon lesquels certaines personnes retournées sur place ont dû quitter à nouveau le pays ou ont été victimes d’agressions par les talibans [p. 7]. Les groupes à risque incluent particulièrement les anciens officiers, politiciens, membres des forces de sécurité et activistes, dont les noms et données biométriques sont connus des autorités [p. 18] et contrôlés à l’aéroport. Ces personnes n’obtiennent pas automatiquement l’asile en Suisse et ne peuvent en bénéficier que si elles démontrent une menace concrète de persécution, ce qui laisse penser qu’elles pourraient également être touchées par une levée de l’admission provisoire. L’analyse montre encore que les personnes qui retournent en Afghanistan sont souvent défavorisées sur le marché du travail et que leur situation socio-économique est généralement plus précaire qu’avant leur fuite [p. 31].

Une réintégration compromise dès le départ 

Dans son communiqué, le SEM estime que les liens familiaux en Afghanistan atténuent ces difficultés et constituent un facteur favorable de réintégration. Or, sa propre analyse-pays souligne que les familles des personnes renvoyées n’ont pas suffisamment de ressources pour soutenir des membres supplémentaires [p.32]. Dans les zones rurales, il est généralement impossible de remettre des terres à des personnes longtemps absentes [p. 34]. Pour celles parties plus brièvement, des dettes liées à la migration persistent, compliquant davantage leur situation [p. 34]. En outre, l’analyse relève leurs besoins médicaux spécifiques fréquents, notamment en santé mentale, pour lesquels aucune prise en charge adéquate n’existe en Afghanistan [p. 36]. Les personnes renvoyées sont fortement stigmatisées, considérées à la fois comme « ayant échoué » et « corrompues » par les influences occidentales [p. 37]. Leur réintégration est encore compliquée par le fait qu’elles ne connaissent plus les réalités locales et doivent s’adapter à de nombreux changements survenus pendant leur absence [p. 36].

Un réseau familial sous le régime de la peur 

Dans une prise de position adressée au SEM dans le cadre de sa procédure, une personne concernée décrit son prétendu réseau relationnel en Afghanistan : « Leur présence en Afghanistan ne doit pas être interprétée comme une preuve que les conditions sont bonnes (…), mais comme la conséquence du fait qu’ils n’ont pas le choix. Leur vie est limitée et marquée par une peur constante : ce n’est pas une vie normale ni sûre. Aucun soutien familial ne peut, par magie, surmonter la discrimination systémique et la violence auxquelles sont exposés les habitants de l’Afghanistan. Quiconque affirme le contraire nie la réalité de la vie des Afghans sous la domination des talibans. »

Les chiffres alarmants de la situation économique 

La situation socio-économique décrite dans l’autre analyse du SEM n’est pas plus encourageante. L’effondrement de l’économie afghane après la prise de pouvoir des talibans y est souligné. Elle s’est depuis stabilisée à un « niveau faible » [p. 4]. Concrètement, en 2024, environ 88 % de la population n’avait pas un accès suffisant à l’alimentation [p. 21] et 80 % des ménages ont dû recourir à des « stratégies de survie », comme consommer des aliments de moindre qualité, réduire les portions, emprunter de l’argent ou sauter des repas [p. 22]. Toujours en 2024, 23,7 millions de personnes – soit plus de la moitié de la population – dépendaient de l’aide humanitaire. L’analyse relève également la surcharge des établissements médicaux, alors que plus de la moitié des ménages ne peuvent pas se permettre de soins de santé pour des raisons financières.

Il existe aucune perspective d’amélioration 

Malgré l’ampleur des besoins, l’aide humanitaire demeure largement sous-financée, entraînant la fermeture de nombreux programmes. La plupart des rapports sur l’Afghanistan datent de 2024, année où les États-Unis étaient le principal bailleur (44 %). Avec la suspension de l’aide américaine décidée le 20 janvier 2025 par l’administration Trump, la crise humanitaire devrait encore s’aggraver[4]OSAR, Factsheet Afghanistan, mars 2025 (NbP 5), p. 3.. Parallèlement, la situation sécuritaire reste fragile et instable, avec des risques très élevés pour les ressortissant·es afghan·es comme les étrangère·ers selon le Département fédéral des affaires étrangères[5]DFAE, Conseils pour les voyages – Afghanistan, publiés le 7 mai 2025, [consulté le 14 août 2025].. Un renvoi ne peut donc être considéré comme admissible, même en présence de « facteurs favorables »[6]Expression utilisée par le SEM dans la justification du changement de pratique.

En somme, loin d’attester d’une « amélioration considérable » de la situation en Afghanistan, les deux analyses produites par l’unité COI du SEM démontrent précisément le contraire. Il semblerait donc urgent que le SEM relise attentivement ses propres rapports. À moins qu’au SEM, on ne lise pas très bien l’allemand…


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Notes
Notes
1 SEM, Le SEM ajuste sa pratique en matière d’asile concernant l’Afghanistan, 20 mars 2025
2 p.ex. Amnesty International, Amnesty Report 2024/25 : Zur Lage der Menschenrechteweltweit ; Afghanistan 2024, 29. April 2025, [consulté le 14 août 2025] ; Human Rights Watch, World Report 2025 – Afghanistan, 16. Januar 2025, [consulté le 14 août 2025] ; ou OSAR, Factsheet Afghanistan, mars 2025, [consulté le 14 août 2025]
3 Rapports sur les pays d’origine (en allemand). Traduction libre par la rédaction.
4 OSAR, Factsheet Afghanistan, mars 2025 (NbP 5), p. 3.
5 DFAE, Conseils pour les voyages – Afghanistan, publiés le 7 mai 2025, [consulté le 14 août 2025].
6 Expression utilisée par le SEM dans la justification du changement de pratique.