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Campus (UniGe) | Plongée dans le plus grand camp de réfugiés du monde

Anton Vos | Magazine Campus

Dans le cadre du programme InZone, des scientifiques de l’Université de Genève ont organisé une formation en santé communautaire pour des réfugiés du camp de Cox’s Bazar, au Bangladesh. Une démarche unique dans ce camp qui abrite plus d’un million de Rohingyas ayant fui les violences et les persécutions dont ils sont la cible depuis des années dans la Birmanie voisine. L’article que nous relayons aujourd’hui propose une plongée dans ce camp et ce programme académique unique par les paroles et les souvenirs de Karl Blanchet, superviseur de la formation en santé communautaire que lui et son équipe ont lancée en février.

L’article est initialement paru dans Campus, le magazine scientifique de l’Université de Genève.

Image : article d’origine. World’s biggest refugee camp in Kutupalong Rohingya camp near Cox’s Bazar, Bangladesh.

Programme InZone

Créée en 2005, le programme InZone est actif depuis plusieurs années dans les camps d’Azraq (Jordanie), de Kakuma (Nord-ouest du Kenya) et, plus récemment, de Diffa (Niger). Il met en œuvre des modules d’enseignement supérieur dans les régions touchées par les conflits et les crises humanitaires et délivre des crédits et des certificats reconnus par l’Université de Genève. L’objectif principal du projet est d’autonomiser, autant que faire se peut, les personnes déplacées qui se trouvent bloquées dans des pays de transit.

Dans le plus grand camp de réfugiés du monde

Dans le cadre du programme InZone, des scientifiques de l’Université de Genève ont organisé une formation en santé communautaire pour des réfugiés du camp de Cox’s Bazar, au Bangladesh.

Cox’s Bazar, terre de contrastes. Cette région du sud du Bangladesh est connue pour son interminable plage de sable blanc, ses grands hôtels et ses villages de pêcheurs pittoresques. Le tout enveloppé dans une végétation luxuriante. Peu de visiteurs se doutent qu’à moins d’une heure de route de ce haut lieu de loisirs et d’insouciance, quelque part au-delà de la forêt et des collines, se déploie le plus grand camp de réfugiés du monde. Loin des piscines et des restaurants s’y entassent plus d’un million de Rohingyas ayant fui les violences et les persécutions dont ils sont la cible depuis des années dans la Birmanie voisine. 

Il est pourtant un voyageur, en ce jour de juin 2025, qui ne peut s’empêcher d’être remué par cette dissonance. Professeur et directeur du Centre d’études humanitaires (Faculté de médecine) et coprésident du Conseil de la santé mondiale du World Humanitarian Forum, Karl Blanchet a atterri à Cox’s Bazar et sa première nuit, il l’a justement passée dans un des hôtels touristiques de la côte qui lui servira de base le temps de son séjour. Au petit matin, une voiture du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) est venue le chercher. Chaque jour, elle fera la navette entre les deux mondes. Le camp s’approche mais on ne le distingue pas encore depuis la route. Le scientifique sait néanmoins qu’il est composé de plus d’une trentaine d’entités administratives rassemblées en une gigantesque agglomération de 24 kilomètres carrés, implantée à moins de 3 km de la frontière avec la Birmanie.

«C’est assez saisissant, avoue Karl Blanchet. On passe d’un coup d’une ambiance de décontraction où l’on est entouré de vacanciers bangladais à un environnement plus ou moins clos, peuplé de Birmans qui sont parqués là contre leur gré. Ces gens ont été chassés de leur pays d’origine et ils sont indésirables dans celui où ils ont échoué. Dépourvus de citoyenneté, ils n’ont, pour l’écrasante majorité d’entre eux, nulle part où aller.» 

Première volée Le chercheur genevois s’est rendu au Bangladesh dans le cadre du programme InZone de l’Université de Genève, dont il est le directeur académique. Sa mission consiste à superviser la formation en santé communautaire que lui et son équipe ont lancée en février. La trentaine d’étudiants de la première volée assistent à leurs derniers cours et doivent recevoir leur diplôme à la fin de la semaine.

Créée en 2005, le programme InZone est actif depuis plusieurs années dans les camps d’Azraq (Jordanie), de Kakuma (Nord-ouest du Kenya) et, plus récemment, de Diffa (Niger). Il met en œuvre des modules d’enseignement supérieur dans les régions touchées par les conflits et les crises humanitaires et délivre des crédits et des certificats reconnus par l’Université de Genève. L’objectif principal du projet est d’autonomiser, autant que faire se peut, les personnes déplacées qui se trouvent bloquées dans des pays de transit.

«Récemment, nous nous sommes aperçus que nous étions présents dans les camps de personnes réfugiées parmi les plus importants du monde mais que nous ne travaillions pas dans le plus grand de tous», se rappelle Karl Blanchet.

Le camp de Cox’s Bazar a en effet gagné ce titre peu enviable quand, en 2017, une répression brutale s’est abattue sur les Rohingyas de Birmanie poussant en quelques mois près de 750 000 d’entre eux à rejoindre au Bangladesh les réfugiés déjà partis entre les années 1970 et 1990. Les Rohingyas sont musulmans – et rejetés comme tels par la Birmanie majoritairement bouddhiste – et d’aucuns ont pensé que le Bangladesh les accueillerait plus facilement pour cette raison. Ce qui n’a pas été le cas.

«Nous avons donc contacté le HCR pour lui proposer nos services, reprend le chercheur. On nous a répondu que nous tombions à pic. L’équipe qui s’occupe de Cox’s Bazar avait en effet de la peine à attirer des Universités, contrairement à ce qui se passe dans d’autres camps dans le monde. C’est ainsi que ça a commencé.»

Le problème, c’est que l’on ne peut pas intervenir facilement dans le camp de Cox’s Bazar. Les autorités bangladaises sont très sourcilleux sur tout ce qui a trait aux réfugiés. Leur implantation étant officiellement temporaire, la moindre initiative qui pourrait encourager une installation plus pérenne est interdite. Les réfugiés n’ont ainsi pas le droit de travailler hors du camp ni d’accéder à une éducation tertiaire. Le fait qu’une université comme celle de Genève, dont l’enseignement académique est précisément la spécialité, souhaite intervenir risque donc d’être vu d’un mauvais œil. C’est pourquoi le HCR s’est chargé d’obtenir les autorisations nécessaires aux équipes venues de Genève. La formation délivrée par InZone est d’ailleurs labellisée comme un cours de capacity building, et non un cours «universitaire», afin de passer entre les fourches caudines de l’administration bangladaise. 

Enchevêtrement de toitures Une fois ces formalités achevées, entrer physiquement dans l’enceinte n’est en soi pas une grande affaire. Après s’être frayé un passage à travers la multitude de rickshaws, de vélos-taxis et de bus qui se font soudainement plus nombreux, la voiture de Karl Blanchet pénètre finalement dans le camp. Il n’y a ni barrière ni poste de contrôle. La police surveille sans doute les alentours, mais sa présence ne se fait pas ressentir.

Une fois à l’intérieur, ce qui, vu d’en haut, ressemble à un enchevêtrement infini et invraisemblable de toitures, est en réalité relativement propre et bien organisé. C’est en tout cas l’impression du chercheur genevois. Il croise sur sa route de nombreuses organisations non gouvernementales ainsi que des services de santé, d’éducation ou encore destinés à la jeunesse. Les rues regorgent aussi de petites boutiques. Certaines chaussées sont même pavées, ce qui s’avère indispensable lorsque la mousson provoque d’importantes inondations et des éboulements. L’océan de baraques plus ou moins bien construites ondule sur une topographie vallonnée et traversée par plusieurs cours d’eau.

«La densité de population est terriblement élevée, précise Karl Blanchet. Et il y a beaucoup de désœuvrement chez les jeunes. Ces ingrédients favorisent la violence, les commerces illicites et les problèmes de radicalisation. Il existe d’ailleurs des gangs qui organisent des trafics illégaux, notamment d’armes, avec l’extérieur et même avec la Birmanie. La vie dans le camp est donc relativement dangereuse. Et les autorités bangladaises sont inquiètes. Contrôler un million de personnes, ce n’est pas simple.»

Où sont les femmes? Karl Blanchet se rend directement dans l’entité administrative du «camp n° 2», là où sont organisées les activités d’InZone, profitant des structures déjà existantes et gérées par les ONG locales. Les scientifiques genevois collaborent notamment avec BRAC (Bangladesh Rural Advancement Committee), qui a imaginé en 1974 l’utilisation de microcrédits pour lutter contre la pauvreté. Depuis, l’organisation s’est considérablement développée au point de devenir un acteur majeur dans le développement du pays. Elle a même créé une université, la BRAC University, devenue l’une des plus importantes du Bangladesh avec ses 20 000 étudiants. Absente jusqu’à présent du camp de Cox’s Bazar, cette institution envisage d’y étendre ses activités depuis l’arrivée de l’Université de Genève. En tout cas, un contact a été établi à ce propos entre les deux académies.

Une fois arrivé sur place, Karl Blanchet rencontre la volée d’étudiants sur le point d’être diplômés. «La plupart des étudiants, âgés entre 22 et 28 ans, sont déjà des agents de santé communautaire qui travaillent pour Médecins sans frontières et d’autres ONG bangladaises, précise-t-il. Ils ont tous un excellent niveau d’anglais, ce qui est un prérequis pour suivre nos cours. Mais ils montrent surtout une motivation extraordinaire qu’on n’a rencontrée nulle part ailleurs. Ils sont avides d’apprendre. Le seul bémol, c’est que ce ne sont que des hommes. Au début du cours, nous nous sommes demandé: mais où sont les femmes?»

Après une rapide enquête, il s’est avéré que les parents des jeunes femmes, pour des raisons de sécurité à l’intérieur du camp, ne voulaient pas les laisser se rendre seules au learning hub du camp n° 2. Par ailleurs, chez les Rohingyas, le niveau d’anglais et d’études en général des filles est beaucoup moins bon que celui des garçons, ce qui rend plus difficile l’accès à la formation d’InZone. 

Pour éviter que cela ne se reproduise, les scientifiques ont commencé à préparer le recrutement de la deuxième volée avant même que la première ait terminé son cursus. En accord avec le HCR, des agents ont ainsi approché les parents pour expliquer la démarche et les convaincre de l’intérêt de laisser leur fille participer à une formation. En même temps, une ONG locale a lancé un programme passerelle visant à mettre à niveau les connaissances des jeunes femmes intéressées afin qu’elles puissent intégrer le prochain cours de santé communautaire en février prochain.

«Plus de la moitié de la prochaine cohorte sera composée de femmes, promet Karl Blanchet. C’est important car la formation en santé communautaire d’InZone délivre des crédits ainsi qu’un diplôme reconnus par l’Université de Genève et donc par l’ensemble de la communauté académique internationale. Ce titre peut aussi, et surtout, aider à l’obtention d’un visa donnant droit à l’asile et donc à la possibilité de quitter le camp. Sur les 30 étudiants de la première volée, quatre ont ainsi réussi à décrocher la possibilité de se rendre aux Philippines.»

Quatre sur un million, ce n’est certes pas beaucoup, mais c’est une lueur d’espoir. Pour la maintenir, voire la faire croître, les collaborateurs d’InZone multiplient les initiatives. Une formation supplémentaire, portant sur la santé mentale, est ainsi en cours d’élaboration. «L’équipe du HCR de Cox’s Bazar est incroyablement enthousiaste, se réjouit Karl Blanchet. Elle propose déjà plusieurs cours sur différents thèmes, avec des contenus et des manuels. Mais il lui manquait des professeurs pouvant porter la formation à un niveau suffisant pour prétendre à un diplôme reconnu dans le monde entier.»

Il existe par ailleurs un programme d’éducation, actuellement développé par Myriam Radhouane et Abdeljalil Akkari, respectivement professeure assistante et professeur à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, dont le but est de perfectionner la formation pédagogique des enseignants qui travaillent dans les écoles des camps.

Enfin, l’Université de Genève est, avec celle d’Oslo, coresponsable du tout nouveau programme Global University Academy (GUA). Cette initiative, soutenue par le HCR, vise à rassembler toutes les universités de bonne volonté qui acceptent de participer et de développer des cours pour les personnes réfugiées dans le monde, chacune dans les disciplines de son choix. Une trentaine d’institutions ont déjà rejoint le mouvement.