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Comptoir

Passeurs de migrants: tous criminels?

Désignés comme les principaux vecteurs de la crise migratoire actuelle, accusés d’exploiter la détresse des migrants, les passeurs sont devenus la cible des gouvernements européens. Europol, l’agence européenne de lutte contre la criminalité internationale vient de lancer un grand Centre européen de lutte contre les passeurs. Décryptage d’une stratégie rhétorique qui vise à exonérer l’Europe de sa politique de fermeture des frontières à l’égard des réfugiés.

Plus d’un million de réfugiés sont arrivés l’année dernière en Europe et autant sont attendus cette année sur le continent. Devant cet exode, une partie de l’opinion publique se raidit et le discours politique se met au diapason de cette crispation identitaire: les politiques d’immigration deviennent de plus en plus restrictives et attentatoires aux droits fondamentaux. L’Europe étale ses divisions et son impuissance: paralysée entre d’un côté, sa défense rhétorique des droits humains, son indignation devant les images des morts noyés en Méditerranée, et de l’autre, une vague populiste qui milite pour la fermeture des frontières et la négation du droit d’asile.

Photo: Alberto Campi
Photo: Alberto Campi

Que faire face à cette contradiction? Désigner un coupable. Car nommer un responsable c’est déjà donner à voir une solution. Et qui sont aux yeux de la quasi-totalité des gouvernements européens les premiers responsables de ces réfugiés qui fuient la Syrie, l’Irak et l’Afghanistan en guerre? Les passeurs. Ce sont eux qui sont montrés du doigt ces dernières années, et encore plus ces derniers mois. Le 22 février dernier, l’agence européenne de lutte contre la criminalité internationale et le terrorisme, Europol, a lancé le Centre européen de lutte contre les réseaux de passeurs [1]. Dans son communiqué de presse, Europol affirme que 90% des réfugiés et des migrants sont arrivés grâce aux « réseaux criminels de passeurs ».

Cette approche à la fois sécuritaire et policière a élaboré son propre vocabulaire: «filières criminelles, traite d’êtres humains, exploitation, organisations sophistiquées et internationales, liens avec le terrorisme», les mots utilisés par Europol sont effrayants à dessein. [2] L’émigration est décrite comme un crime afin d’être gérée comme un problème de droit et d’ordre, pour exercer un contrôle et une surveillance qui remplacent l’assistance et la possibilité d’une procédure d’asile équitable. [3]

UNE RÉALITÉ TRONQUÉE

Or ce discours occulte plusieurs niveaux de réalité:

  1. Le fait que l’essentiel des personnes qui viennent en Europe sont originaires de pays en guerre. Les raisons de leur fuite sont purement et simplement occultées dans les rapports d’Europol.
  2. Le fait qu’il n’y a (pratiquement) pas de moyens légaux pour arriver jusqu’en Europe est entièrement passé sous silence.
  3. Le fait que la complexité de la définition de «passeur» est complètement évacuée. Toute personne qui a aidé des migrants sur leur chemin vers l’Europe est considérée comme criminelle, puisqu’elle utilise des moyens dits «illégaux».

Qui sont ces passeurs désignés comme l’ennemi n°1?  Sous le terme générique de «passeurs», les recherches montrent en réalité une extrême diversité de situations.

Les passeurs sont parfois des personnes solidaires qui prennent des risques pour aider les migrants, en demandant rétribution. Ainsi le pêcheur turc qui met en location son bateau et sa connaissance de la mer. Parfois des membres de la famille qui viennent en aide à leurs proches. Souvent, ce sont des migrants ayant besoin d’argent pour continuer leur route eux-mêmes: ils mettent leur expérience au profit des autres, jouent le rôle d’intermédiaire sur une étape qu’ils connaissent. Il y a aussi des fonctionnaires corrompus qui arrondissent leur fin de mois en fournissant de faux papiers, sésames d’un voyage légal en sécurité. Bref, «ils sont faussaires, usurpateurs d’identité mais aussi résistants et sauveteurs et souvent eux-mêmes demandeurs d’asile» [4]. Une zone grise qui comporte autant de héros que de profiteurs, mêlant parfois les deux en une seule personne.

Une lutte mal ciblée

Il ne faut pas se leurrer: il existe bel et bien des réseaux criminels qui profitent de la fermeture des frontières et des mouvements migratoires pour faire de l’argent (Europol estime cette manne entre 3 et 6 milliards d’euros en 2015).

Aghyad, un enfant Syrien de 9 ans, dans la Rade de Genève. Il explique que c'est le même type de bateau sur lequel il a voyagé pour passer de Turquie en Grèce. Photo: Sham Alkhatib, Genève 2016.Aghyad, un enfant Syrien de 9 ans, dans la Rade de Genève. Il explique que c’est le même type de bateau sur lequel il a voyagé pour passer de Turquie en Grèce.
Photo: Sham Alkhatib, Genève 2016.

Ils commettent parfois des crimes ignobles contre les migrants. Mais leurs clients, les migrants, face aux frontières fermées, n’ont d’autre choix que de s’adresser à ceux qui connaissent le mieux les routes illicites, avec les risques que comporte la fréquentation de ce type de milieu. Or, ce sont rarement les barons de la pègre qui sont arrêtés par Europol. En octobre 2014, l’Union européenne lançait une grande chasse aux migrants afin, nous disait-on, de dévoiler les chemins et les opérateurs des migrations vers l’Europe. Résultat de l’opération: 19’000 migrants interpellés, et seulement 257 présumés passeurs. [5]

Criminel ou héros?

Les condamnations relayées par les médias ces derniers mois sont révélatrices du profil des passeurs: le 14 janvier dernier, cinq bénévoles d’associations caritatives danoises et espagnoles ont été arrêtés pour avoir remorqué une embarcation vers les côtes grecques; une bénévole française de 72 ans a écopé de 1500 euros d’amende pour avoir aidé un mineur érythréen à échapper à un contrôle de police [6]; le 20 janvier, une Anglaise a été condamnée à un an de prison ferme à Rouen pour avoir tenté de faire passer un adolescent syrien en Angleterre. [7] Elle avait accepté 500 euros pour le cacher dans sa voiture et prendre le ferry…

L’image du passeur a toujours été une figure complexe, utilisée idéologiquement comme un criminel ou un héros, selon les vicissitudes de l’Histoire. Il suffit de se rapporter à la figure du passeur de réfugiés pendant la Deuxième guerre mondiale: considérés comme des traîtres et des contrebandiers, condamnés à l’époque par les tribunaux militaires, ils ont été réhabilités en Suisse au début de ce millénaire. A l’image de Paul Grüninger [8].

Gageons que, dans soixante ans, les livres d’histoire revisiteront l’interprétation étriquée d’Europol sur les moyens de fuir une guerre en risquant sa vie sur les routes de l’exil.

EMMANUELLE HAZAN

VU DANS LES MEDIAS – QUELQUES EXEMPLES

POUR EN SAVOIR PLUS:

1 « Europol lauches the european migrant smuggling centre », Europol, 22 février 2016
2 Europol, Migrant Smuggling in the EU, February 2016
3 « Le danger d’assimiler trafic de migrants et traite humaine », Natalia Paszkiewicz, Middle East Eye, 4 juin 2015
4 « Il s’agit d’une guerre aux migrants : pas de la fatalité ou de la responsabilité des passeurs », Blog de Migreurop, 10 août 2015
5 « 1%, c’est le rendement de la chasse européenne aux passeurs de migrants », Martine et Jean-Claude Vernier, blog Fini de rire, 25 janvier 2015
6 « Une bénévole condamnée pour avoir aidé deux Erythréens en situation irrégulière », Le Monde, 19 février 2015
7 « Une Anglaise condamnée à de la prison ferme en France pour avoir tenté de faire passer un migrant », Le Monde, 20 janvier 2016
8 « La Suisse finit par reconnaître ses «héros» de guerre », Jessica Dacey, Swissinfo, 30 décembre 2011