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Notre regard

Editorial | Rhétorique sulfureuse

Sophie Malka

La meilleure défense, c’est l’attaque. 

Au lendemain de l’annonce de l’aboutissement du référendum contre le financement par la Suisse de l’agence Frontex, la première salve est venue des rangs du parti libéral-radical (PLR). En une seule tribune, son élu aux Etats Damian Müller a réussi à aligner la plupart des préjugés circulant sur l’asile pour convaincre que Frontex est une «agence indispensable». Si la campagne officielle n’a pas encore commencé, cela préfigure du débat à venir. Et nous donne l’occasion de démêler les plus grosses ficelles de cette rhétorique. 

Faire peur. Quoi de mieux qu’agiter le spectre de l’invasion pour faire passer une mesure ? Une recette utilisée avec succès en 2015 par Fabrice Leggeri, chef controversé de Frontex, pour asseoir son action et booster son budget auprès des Européen-ne-s. Il évoquait entre 500 000 et un million de personnes en Libye prêtes à s’embarquer pour l’Europe. Manipulation grossière que nous avions déconstruite[1]Fact-checking du Comptoir des médias : Cristina Del Biaggio, Du fantasme du million de personnes prêtes à s’embarquer pour l’Europe, VE 153 / juin 2015 et qui a visiblement inspiré Damian Müller. 

En articulant le chiffre de 600 000 migrant-e-s en Libye, M. Müller prévient d’une «explosion des traversées irrégulières» vers l’Europe. Activant le fantasme d’une «invasion africaine» démentie par les démographes[2]Décryptage du Comptoir des médias, Giada de CoulonS’ouvrir les yeux sur les migrations africaines, VE 170 décembre 2018, il oublie que la Libye est historiquement une terre d’immigration économique. Selon l’Organisation internationale pour les migrations, «les migrants en Libye sont principalement nationaux de pays voisins, essentiellement en raison des réseaux sociaux et familiaux qui se sont développés au fil du temps».[3]OIM, Libya migrant report round 39, October – November 2021 La plupart viennent y travailler, envoyer de l’argent à leurs proches. L’esclavage auquel certain-e-s exilé-e-s sont soumis-e-s a été documenté. Puis oublié. 

Toujours au registre de l’invasion: la Suisse. Damian Müller se réfère aux propos de Mario Gattiker, qui «s’attend à une augmentation des demandes d’asile en 2022».[4]Interview du 30 décembre 2021 dans le Blick : «Nous pourrions avoir 25’000 demandes d’asile en 2022» L’ex-secrétaire d’Etat aux migrations s’est risqué à un pronostic de 15000 demandes d’asile en 2022 contre… 14500 en 2021! Outre que l’on se situe à des taux historiquement bas, on rappellera que 18% de ces «demandes» étaient des naissances en Suisse de bébés de demandeur-euse-s d’asile, réfugié-e-s ou titulaires d’une admission provisoire.[5]Décryptage statistique, Sophie Malka, Les bébés de réfugié-e-s gonflent les statistiques des demandes d’asileVE 178 / juin-juillet 2020 Si Gattiker évoque un scénario possible de 25 000 demandes, c’est surtout pour garantir les capacités (et budgets) d’hébergement et d’encadrement du système fédéral d’asile. 

Autre axe rhétorique: accuser la majorité d’être des «migrants économiques», de ne pas avoir besoin de protection. C’est le fameux mythe des «faux réfugié-e-s». Rappelons qu’en Suisse, plus de 75 % des personnes se voient reconnaître un besoin de protection après examen de leur demande d’asile en première instance. 

Last but not leastdiscréditer l’ennemi. En accusant les ONG d’être de mèche avec les passeurs et d’«encourager le trafic d’êtres humains», Müller fait sien les propos du directeur de… Frontex. Mais comment qualifier l’accord et les fonds versés par l’Italie en 2017 aux milices libyennes connues[6]Le Temps, Serge Michel, Comment les migrants sont devenus une marchandise, 12.03.2021 pour contrôler le trafic de migrant-e-s et pour leurs violences extrêmes incluant torture, viols, détention? 

Que certaines ONG n’aient pas tout juste est possible. Mais contrairement à Frontex, les bateaux de sauvetage sont là pour sauver des vies, empêcher des refoulements illicites. L’ONU parlait en octobre de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité en Libye de la part d’acteurs étatiques et non étatiques[7]ONU, Libya: Evidence crimes against humanity and war crimes committed since 2016, UN report finds, 4 octobre 2021. Ces mêmes avec qui Frontex – bras armé de l’UE – collabore. Le résultat se chiffre en plusieurs milliers d’hommes, de femmes et d’enfants décédés aux frontières européennes.

Photo by Mika Baumeister on Unsplash
Notes
Notes
1 Fact-checking du Comptoir des médias : Cristina Del Biaggio, Du fantasme du million de personnes prêtes à s’embarquer pour l’Europe, VE 153 / juin 2015
2 Décryptage du Comptoir des médias, Giada de CoulonS’ouvrir les yeux sur les migrations africaines, VE 170 décembre 2018
3 OIM, Libya migrant report round 39, October – November 2021
4 Interview du 30 décembre 2021 dans le Blick : «Nous pourrions avoir 25’000 demandes d’asile en 2022»
5 Décryptage statistique, Sophie Malka, Les bébés de réfugié-e-s gonflent les statistiques des demandes d’asileVE 178 / juin-juillet 2020
6 Le Temps, Serge Michel, Comment les migrants sont devenus une marchandise, 12.03.2021
7 ONU, Libya: Evidence crimes against humanity and war crimes committed since 2016, UN report finds, 4 octobre 2021