Résistance | Une mer solidaire face à une mer frontière
L’agence Frontex a récemment lancé une offensive contre les organisations humanitaires qui se sont déployées ces dernières années pour venir en aide aux personnes en détresse en Méditerranée. Elle les accuse de faire le jeu des passeurs et de créer un «appel d’air». Sans aucun fondement [2], cette campagne de délégitimation, amplifiée par des personnalités politiques et les médias, produit des effets bien réels. La police des frontières européennes active ici sa stratégie de communication visant à faire le vide sur la Méditerranée pour rendre invisibles les victimes de sa politique migratoire. Cela lui permet d’avoir les mains libres dans ses tractations avec les gendarmes de l’Europe, exécutants de la politique d’externalisation de l’Union européenne (voir p. 20). Les ONG ont largement répliqué à cette campagne de diffamation et de criminalisation. Charles Heller*, qui a contribué à fonder en 2013 la plateforme WatchTheMed et en 2014 l’Alarmphone, explique les conditions dans lesquelles ces opérations citoyennes se sont mises en place, et à quels enjeux elles répondent. Des opérations tributaires de soutiens privés. [VE/sma]
La société civile dénonce depuis longtemps la transformation des frontières maritimes en un espace mortifère sous l’effet des politiques de fermeture et de militarisation de l’Union européenne (UE). Il demeurait néanmoins difficile de rompre l’impunité qui prévaut pour les morts en mer – loin des regards citoyens, ils ne laissent souvent aucune trace. Il semblait encore plus difficile d’intervenir pour venir en aide aux migrants en mer, l’assistance ayant été criminalisée. [3]
Au lendemain des soulèvements arabes de 2011, le nombre de traversées et de morts a augmenté dramatiquement, en dépit de l’intensification de la surveillance maritime par les Etats. Alors qu’à travers leur mouvement et leurs corps, les migrants continuent de résister aux politiques migratoires qui leur nient le passage, les acteurs de la société civile développent différents moyens pour intervenir directement en mer à leurs côtés, et transforment la Méditerranée en un espace transnational de contestation.
Dès 2011, Boats4People a organisé une large campagne d’information et de mobilisation autour des morts en mer, réunissant des acteurs de la société civile dans le cadre du périple d’un voilier reliant les deux rives de la Méditerranée.
Parallèlement, des chercheurs ont développé de nouveaux moyens de documentation des violations des droits des migrants en mer. Grâce à leurs recherches, ils ont mis à disposition d’une coalition d’associations les informations nécessaires pour déposer des plaintes devant les juridictions de plusieurs États impliqués dans le cas du « Left-to-dieboat ». [4] En créant la plateforme en ligne WatchTheMed, ils ont mis à disposition de la société civile un outil pour exercer un droit de regard critique sur les frontières maritimes de l’UE. Par ailleurs, au lendemain de la révolution en Tunisie, des familles de migrants disparus se sont mobilisées pour demander des comptes à leur propre Etat, ainsi qu’à l’Italie.
Intervenir pour prévenir les morts
Après les naufrages des 3 et 11 octobre 2013, qui ont fait plus de 500 morts en à peine une semaine, les associations ont décidé d’intervenir directement en mer. Objectif : empêcher ces morts plutôt que les dénoncer après les faits.
Inspirés par l’action inlassable d’individus tels que le Père Mussie Zerai, qui répond depuis plusieurs années aux appels de détresse des migrants en mer, des membres de WatchTheMed créent l’Alarmphone, un téléphone d’alerte citoyen opérant 24 heures sur 24.
Depuis sa création en 2014, il a contribué au sauvetage de plus de 1800 embarcations. À travers ce réseau, la société civile a développé une capacité sans précédent d’exercer en Méditerranée un droit de regard – qui
paradoxalement passe par l’ouïe.
Mais pour que l’Alarmphone et d’autres acteurs relayant les appels de détresse des migrants puissent contribuer à sauver des vies, encore faut-il qu’il y ait des moyens de secours présents en mer sur lesquels faire pression pour porter assistance aux migrants. Or c’est justement ce qui a été remis en cause par la fin de l’opération italienne Mare Nostrum. Lancée en octobre 2013, suite aux naufrages susmentionnés, ses navires militaires avaient patrouillé de manière proactive au large des côtes libyennes pour secourir les migrants. Suite au refus des Etats membres de l’UE de poursuivre son financement, lui reprochant un effet «appel d’air», les autorités italiennes y ont mis un terme fin 2014. Comme l’avaient prévu de nombreux acteurs de la société civile, l’absence de navires déployés pour secourir les migrants n’a pas mené à une diminution du nombre des traversées, mais à un accroissement dramatique du nombre de morts en mer [5]. En avril 2015, 1200 personnes se noient en une semaine.
Face à cette hécatombe, plutôt que de rétablir une opération de secours proactive en mer, les Etats étendent l’opération de contrôle aux frontières de Frontex et lancent une nouvelle opération de lutte contre les passeurs, EUNAVFOR MED. Afin de dénoncer la politique de non-assistance des Etats et secourir les migrants en détresse, une véritable flottille citoyenne est déployée. D’une embarcation en 2014, ce mouvement s’est étoffé pour arriver à une dizaine de bateaux en 2016, qui ont réalisé 28 % des sauvetages l’an passé.
Criminaliser la solidarité…
Toutes ces initiatives ont transformé la mer en un terrain d’expérimentation de nouvelles pratiques politiques transnationales. Elles se déploient dans l’espace-frontière de la mer pour contester la manière dont les Etats gèrent les mouvements des migrants. Mais ces interventions citoyennes exemplaires ne sont pas en mesure de contrer la violence perpétrée aux et à travers les frontières – plus de 13’000 personnes sont mortes en mer entre 2014 et 2016.
De plus, comme sur la terre ferme, la solidarité en mer se trouve de plus en plus attaquée: physiquement par les gardes-côtes libyens; juridiquement par l’ouverture d’enquêtes en Italie; mais aussi par le discours de Frontex qui mène une campagne de délégitimation des activités de secours opérées par les ONG, amplifiée par les médias et par des personnalités politiques [6]. L’agence de contrôle aux frontières accuse les secours citoyens de pousser davantage de migrants à tenter la périlleuse traversée et de faire ainsi le jeu des passeurs.
… au prix de milliers de morts
Ces accusations pourraient avoir pour conséquence un arrêt ou la diminution de l’action des ONG, et une augmentation certaine du nombre de morts en mer, comme après la fin de Mare Nostrum. Or, cette campagne de dénigrement s’inscrit dans la même logique que celle qui a visé l’opération italienne: une politique de dissuasion, au prix de milliers de morts.
De plus, le pendant de la criminalisation des ONG est la coopération accrue avec les gardes-côtes libyens. Ceux-ci reçoivent de nouveaux moyens pour patrouiller les côtes. Ils usent régulièrement de la violence pour intercepter les migrants, entraînant des naufrages [7]. Au regard de la situation en Libye pour les migrants, documentée par de nombreux rapports [8] (voir p. 15), toute politique visant à empêcher les migrants de quitter le territoire libyen est complice des violations commises par les passeurs et les agences de l’Etat libyen, à savoir, détention arbitraire, torture, violences sexuelles, travail forcé et trafic d’être humains. Face au coût humain exorbitant des politiques de fermeture de l’UE, le droit à la solidarité doit être défendu.
Charles Heller*
* Charles Heller est actuellement chercheur postdoctoral au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales du Caire et à l’Université américaine du Caire, en Égypte. Au cours de son doctorat en Research Architecture à Goldsmiths, University of London, il a créé avec Lorenzo Pezzani le projet Forensic Oceanography qui a visé à développer des méthodes pour documenter les conditions qui mènent à la mort des migrants aux frontières maritimes de l’Europe. Il est membre fondateur de la plateforme WatchTheMed.
Notes:
[1] Une version plus courte de ce texte paraîtra prochainement dans l’Atlas critique des migrations édité par Migreurop.
[2] Une commission d’enquête de la défense du sénat italien a classé l’affaire, estimant qu’il n’y avait «pas de collusion entre ONG et trafiquants».
[3] Des pêcheurs tunisiens ont notamment été mis en procès pour «aide à l’immigration clandestine» en Italie après avoir secouru des migrants en mer. Voir Gabriele Del Grande, «Le récit de pêcheurs siciliens accusés d’aide à personnes en détresse», Vivre Ensemble, n°123, juin 2009 et Sophie Malka, «Mediterrannée | Non-assistance à migrants naufragés», Vivre Ensemble, n° 134, septembre 2011.
[4] Voir notre rapport sur le cas du Left-to-die boat et la vidéo disponible sur vimeo.
[5] Voir notre rapport: Death by Rescue.
[6] Voir notre rapport: Blaming The Rescuers.
[7] Voir le cas du Sea-Watch du 21 octobre 2016.
[8] Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights, Detained and dehumanised, Report on human rights abuses against migrants in Libya, 13 December 2016 (last accessed 12 May 2017).
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