Criminalisation de la migration irrégulière | Des effets contre-productifs sur les droits humains
La «migration irrégulière» est un concept employé pour décrire une série de phénomènes différents mettant en jeu des personnes qui entrent ou demeurent dans un pays dont ils ne sont pas citoyens, en violation des lois nationales. L’irrégularité peut résulter d’une multitude de situations. La majorité des migrants irréguliers entrent dans un Etat légalement, munis d’un visa ou dans le cadre d’un régime d’exemption de visa. L’irrégularité de leur séjour intervient dans un deuxième temps pour diverses raisons. Certains, par exemple, ne partent pas à l’expiration de la durée de séjour notifiée par le titre possédé, d’autres utilisent une autorisation obtenue à d’autres fins, comme occupation d’un emploi avec un visa de touriste.
Les causes de l’«irrégularité» de la migration sont surtout liées aux «déterminants structurels tant dans les pays d’origine que les pays d’accueil» (1). Le phénomène est apparu lorsque les États ont procédé à la catégorisation juridique de certaines formes de la mobilité comme légales et en ont illégalisé d’autres. Il a gagné une visibilité accrue au lendemain de la Première Guerre mondiale avec la mise en place des techniques de contrôle des mouvements des étrangers, telles que le passeport et les procédures de renvoi.
C’est surtout au cours des années 1990, avec la multiplication de mesures telles que les contrôles renforcés aux frontières, le recours grandissant à la détention et aux expulsions forcées, que la détection de la migration irrégulière connaît un essor sans précédent. Les mesures de lutte contre ce phénomène ciblent indistinctement les migrants irréguliers, y compris les réfugiés. De nombreux demandeurs d’asile se déplacent de manière irrégulière; soit parce qu’ils sont démunis de documents de voyage nécessaires, soit parce qu’en raison des mesures d’interception en route, ils estiment avoir plus de chances d’accéder au statut de réfugié une fois arrivés à destination, fût-ce sans autorisation. Cela contribue à la perception de l’asile comme une voie alternative à la migration économique.
Visibilité versus réalité
Les États considèrent les migrants irréguliers comme une menace à la souveraineté territoriale et à la sécurité nationale, comme un défi au système de l’État providence et à la composition culturelle de la nation. L’usage courant du terme «migration illégale» reflète l’association présumée entre la migration irrégulière et la criminalité. Une association problématique à plusieurs égards.
Premièrement, le migrant, en tant qu’être humain, ne saurait être qualifié d’«illégal»: ce sont les modes d’entrée, de séjour ou de travail qui sont illégaux.
Une terminologie trompeuse
Plusieurs organisations intergouvernementales, y compris l’Assemblée générale des Nations Unies (2), le Conseil de l’Europe, l’Organisation internationale du travail (OIT), l’Organisation internationale des migrations (OIM), et l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) ont reconnu ce fait et banni les mots «migrant illégal» de leur vocabulaire.
Le terme neutre «migrant irrégulier» est préféré puisqu’il évite toute connotation discriminatoire et criminogène, et s’applique génériquement à des étrangers dont le statut comporte une irrégularité (3).
Deuxièmement, les migrants irréguliers ne sont pas des criminels. Bien au contraire, de nombreuses recherches montrent qu’il existe une corrélation négative entre le crime et la migration (4). Les migrants irréguliers seraient encore moins impliqués dans la criminalité que les migrants résidant légalement (5). La grande majorité des infractions commises, telles que l’entrée ou le séjour non autorisés sur le territoire d’un État, sont des infractions mineures, et sans victime.
Troisièmement, l’usage d’un langage criminalisant et de sanctions pénales contre ce phénomène porte atteinte aux droits humains des migrants irréguliers. Il jette aussi une lumière négative sur la façon dont l’ensemble de la société les perçoit. Cela permet alors de justifier auprès de l’opinion l’adoption de mesures encore plus répressives à leur égard. Les migrants irréguliers deviennent donc plus vulnérables à l’exploitation et aux abus (6).
En effet, ceux-ci figurent parmi les membres les plus marginalisés de nos sociétés. Souvent, ils méconnaissent leurs droits ou ont peur de dénoncer les injustices, de peur d’être renvoyés chez eux. Ils vivent dans l’isolement social et juridique, ce qui a des répercussions considérables sur leur santé mentale et physique. La situation des femmes et des enfants est particulièrement préoccupante, surtout en cas de violence domestique ou d’agression sexuelle. Le manque d’accès aux soutiens sociaux et économiques empêche les femmes sans statut de quitter des partenaires abusifs.
Érosion du droit d’asile
De plus, la criminalisation de la migration irrégulière érode le droit d’asile. La «crise migratoire» récente en Europe montre comment les États sont souvent réticents à enregistrer les demandeurs d’asile qu’ils considèrent comme de potentiels migrants économiques. Ceux-ci sont mis en détention et expulsés en raison de leur mode d’arrivée aux pays de destination.
Ces mesures délégitiment les demandes d’asile des personnes qui peuvent avoir une crainte fondée de persécution dans leur pays d’origine. Elles les empêchent d’accéder à la protection et à l’exercice effectif du droit d’asile au mépris des obligations internationales des États.
La Convention relative au Statut des Réfugiés prévoit, entre autres, la non-pénalisation pour l’entrée ou la présence illégale dans un pays, sous la réserve que les individus se présentent sans délai aux autorités et leur exposent des raisons reconnues valables de leur entrée ou présence irrégulière.
De même, les étrangers disposent de droits, même s’ils ont transgressé des lois relatives a l’entrée et au séjour du pays d’accueil. La jouissance de la grande majorité des droits humains n’est pas conditionnée au statut juridique.
Plusieurs instruments nationaux, régionaux et internationaux consacrent leur caractère universel. Dans la Déclaration de New York, les États membres des Nations Unies ont réaffirmé leur volonté de «protéger pleinement les droits fondamentaux de tous les réfugiés et migrants, quel que soit leur statut» (7). Il s’agit d’un pas dans la bonne direction, d’autant que les mesures de lutte contre la migration irrégulière se sont avérées peu efficaces à ce jour.
L’approche répressive est contre-productive. Elle est susceptible de créer plus d’irrégularité et de violations de droits humains. Tout effort pour appréhender la migration irrégulière doit prendre en compte la complexité du phénomène et offrir des solutions constructives respectant les droits humains des migrants.
IDIL ATAK,
Professeure agrégée, Département de Criminologie,
Ryerson University, Toronto, Canada.
[1] Alejandro Portes, «Toward a structural analysis of illegal (undocumented) immigration», 1978, International Migration Review, 12(4): 469, 477.
[2] Les mesures destinées à faire respecter les droits de l’homme et la dignité de tous les travailleurs migrants, Rés. AG 3449(XXX), Doc. Off. AGNU. 30e sess., (1975).
[3] PICUM, Pourquoi utiliser les termes «sans-papiers» ou «irrégulier»?
[4] Haimin Zhang, “Immigrants and Crime: Evidence from Canada”, Canadian Labour Market and Skills Researcher Network, Working Paper No. 135, 2014.
[5] Godfried Engbersen et Joanne van der Leun, “The Social Construction of Illegality and Criminality”, 2001, European Journal on Criminal Policy and Research 9: 51-70.
[6] Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, «Criminalisation of migrants in an irregular situation and of persons engaging with them», 2014, p. 2.
[7] Assemblée Générale des Nations Unies, Déclaration de New York pour les réfugiés et les migrants, A/71/L.1, 13 septembre 2016, para. 5.
AU NOM DE LA LOI ?
EXEMPLES DE MESURES CRIMINALISANTES
La Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada (C-31) [1] élargit la définition de ce qui constitue « le trafic des personnes ». En vertu de cette loi, entrée en vigueur en décembre 2012, les migrants qui contribuent à leur propre entrée irrégulière au Canada ou qui aident d’autres demandeurs d’asile à le faire sont interdits de territoire pour criminalité organisée, même si en échange de cette aide ils n’ont reçu aucun avantage financier ou autre avantage matériel. Cette loi a été adoptée en réponse à l’arrivée en juin 2010 sur la côte ouest du Canada du MV Sun Sea, un navire avec à son bord presque 500 demandeurs d’asile tamouls du Sri Lanka. Peu après le départ, l’équipage avait abandonné le navire, ce qui a obligé cer- tains passagers d’assumer différentes tâches au cours de la traversée de trois mois. Au Canada, les demandes d’asile de ces passagers ont été rejetées et ils ont été interdits du Canada pour trafic de migrants. La Cour Suprême du Canada a jugé inconstitutionnelles les dispositions visant à punir le trafic de migrants, puisqu’elles étaient trop étendues et criminalisaient les demandeurs d’asile [2].
Autre exemple de l’effet criminalisant des mesures contre la migration irrégulière au Canada: la C-31 autorise le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile à désigner l’arrivée d’un groupe de personnes au Canada comme une « arrivée irrégulière » et à imposer des restrictions relatives à leurs demandes de statut de réfugié. Qualifiés alors d’« étrangers désignés », ceux-ci peuvent être détenus dès 16 ans pour une période allant de 14 jours à 12 mois. Ces personnes doivent se préparer à l’audience dans les 45 jours suivant leur arrivée, comparativement à 60 jours pour les autres demandeurs d’asile. Même quand ils obtiennent le statut de réfugié ou celui de personne protégée, les « étrangers désignés » doivent attendre cinq ans avant de demander la résidence permanente. Ils ne sont pas autorisés à parrainer des membres de leur famille à les rejoindre. Des sanctions basées sur le mode d’arrivée au pays ont pour but de dissuader les demandeurs d’asile de venir au Canada, sans égard à leur besoin de protection. Elles sont clairement contraires à la Charte canadienne des droits et libertés.
1 – 2012, c. 17.
2 – B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, [2015] 3 R.C.S. 704; R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, [2015] 3 R.C.S. 754
Cet article fait partie d’un dossier sur la liberté de mouvement des personnes relevant du domaine de l’asile publié dans l’édition de septembre de la revue Vivre Ensemble (n°164).
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