Privatisation | Les enjeux autour de la délégation de l’asile. Qui profite de qui?
En Suisse, depuis plusieurs années, de nombreuses tâches liées à l’hébergement et à la prise en charge des personnes issues du domaine de l’asile sont privatisées. Ces processus de délégation de tâches publiques à des acteurs privés ne sont pas neutres et affectent la mise en œuvre de la politique d’asile. Avec des conséquences non négligeables, tant en matière de gestion du domaine de l’asile et du travail quotidien dans les centres d’accueil que du rôle de l’État et de sa responsabilité.
En Suisse, de longue date, l’administration, l’encadrement et la sécurité dans les centres d’enregistrement et de procédure sont confiés à des prestataires externes. Ce phénomène s’observe également à l’échelle cantonale et communale, où les autorités s’appuient largement sur le secteur privé pour effectuer les tâches liées à l’accueil et l’assistance des personnes issues du domaine de l’asile. Comment fonctionnent ces assemblages public-privé, et quels sont les effets et conséquences de tels modes de gouvernement ? Ma recherche de doctorat au sein de plusieurs centres d’accueil cantonaux se penche sur le rôle et l’implication de ces acteurs.[1]
Pourquoi faire appel à la sphère privée?
Une des raisons manifestes de la sous-traitance du mandat de l’asile à des organisations privées est liée à des raisons budgétaires.[2] Plusieurs cantons attribuent en effet ce mandat en fonction du montant de l’offre faite par les mandataires.[3] Bien que les logiques néolibérales qui affectent le domaine de l’asile ne soient pas uniquement liées à l’entrée en scène d’acteurs privés – les pouvoirs publics sont en effet souvent les initiateurs de tels modes de fonctionnement –, une société privée à but lucratif accorde inévitablement plus d’importance aux enjeux de rentabilité.
La volonté de faire des économies n’est toutefois pas la seule raison. Du point de vue bureaucratique et juridique, la délégation représente également d’importants avantages. La mise en œuvre du mandat par une organisation privée – à but lucratif ou non lucratif – permettrait ainsi aux autorités cantonales de plus facilement s’adapter et réagir aux temporalités turbulentes de l’asile. Ainsi, les autorités cantonales profitent du statut privé de leurs partenaires dans le cadre des procédures d’embauche et de résiliations de contrats. Cela permet de facilement adapter le personnel au contexte incertain de l’asile, ce qui ne serait pas le cas dans le cadre d’une loi publique sur le personnel comme constaté par un responsable cantonal du domaine de l’asile. Il va sans dire que cette flexibilité accrue présuppose une fragilisation des conditions de travail du personnel. Celui-ci considère avoir moins de garanties professionnelles.
D’autre part, l’introduction d’un environnement d’ordre idéologique et pratique spécifique à la sphère privée, composé d’acteurs privés, mais également d’instruments de type managériaux, est perçue comme un moyen d’atteindre efficience et flexibilité. Les procédures de travail standardisées qui en découlent permettraient non seulement d’ouvrir (ou fermer) rapidement des centres en cas de nécessité, mais aussi d’avoir à disposition des équipes « standardisées » et malléables pouvant travailler de manière interchangeable à tout endroit.
Enfin, la prépondérance du contrat de prestation semble de plus en plus souvent être utilisée à des fins politiques. Le choix des institutions partenaires pour l’hébergement et la prise en charge des demandeur·se·s d’asile devient ainsi une stratégie politique permettant, sous prétexte d’inscrire ce domaine dans un cadre hautement concurrentiel, de sélectionner l’organisation la plus conciliante, qui s’aligne sans contestation sur les directives cantonales.
L’interprétation et la mise en œuvre du mandat de l’asile
Bien que le cadre structurel dans lequel évoluent ces organisations privées soit du ressort des pouvoirs publics, leur présence ainsi que la manière dont elles interprètent et mettent en œuvre le mandat qui leur est attribué affectent de manière certaine la politique d’asile.
En premier lieu, l’assemblage public-privé implique la fragmentation de l’action publique. Le domaine de l’asile en Suisse se trouve ainsi traversé par des logiques multiples et des pratiques divergentes. En fonction des cantons et des entités mandatées, les priorités évoluent entre visées économiques, humanitaires, sociales et sécuritaires.
Les différentes lectures du mandat s’observent de manière concrète dans les centres d’accueil, tant du point de vue de leur agencement, du personnel engagé, que des tâches effectuées. Sur mon terrain, alors qu’une organisation observée a pour objectif de garantir le minimum vital, une autre accorde une attention particulière au soutien psychosocial des demandeur·se·s d’asile. Dans le même sens, alors qu’une institution se conforme à l’obligation contractuelle et légale de contrôler la présence des « clients » au moyen de signatures, impliquant dès lors une certaine contrainte dans la vie quotidienne de ces personnes, une autre remet en question cette pratique, l’estimant très répressive d’un point de vue psychologique. Ces exemples montrent que la philosophie de l’organisation peut considérablement influencer la prise en charge des demandeur·se·s d’asile.
Le redéploiement de l’État à travers la sphère privée
Les assemblages complexes d’acteurs institutionnels publics et privés entraînent enfin une certaine dilution des responsabilités de l’État. Si ce dernier reste compétent d’un point de vue décisionnel, il se décharge des tâches opérationnelles. La privatisation de l’hébergement et de la prise en charge des personnes en procédure d’asile déplace dès lors une question hautement politique de la sphère publique à la sphère privée. Des processus de délégation qui représentent moins une perte de souveraineté qu’une stratégie de l’État privilégiant flexibilité, standardisation et considérations économiques, et qui se font souvent aux dépens de la prise en compte des besoins spécifiques et des caractéristiques personnelles des individus.
Camilla Alberti
Doctorante en sciences sociales, Université de Neuchâtel
[1] Thèse menée à l’Université de Neuchâtel et financée par la bourse « Doc.CH en sciences humaines et sociales » du Fonds national suisse de la recherche scientifique.
[2] Favre, A.-C., Martenet, V. & Poltier, E. (Eds.). (2016). La délégation d’activités étatiques au secteur privé. Genève, Zurich, Bâle: Schulthess.
[3] Avec une offre de 800’000 moins chère que celle des concurrents, les autorités cantonales fribourgeoises ont par exemple sélectionné ORS Service AG pour ce motif en 2008.