RTS | Nouvelles révélations sur les dérapages dans les centres d’asile
Dans un reportage diffusé sur Temps Présent le 17 février 2022, les journalistes Xavier Nicol et Ludovic Rocchi mettent en lumière les violences systémiques générées par le système de l’asile en Suisse, devenue une véritable « industrie ». Sur la base de témoignages et de documents d’enquêtes pénales, ils démontrent les conséquences de la privatisation et de sa logique du moindre coût sur les personnes logées dans ces centres. Un reportage extrêmement important, dont les éléments principaux sont résumés dans l’article que nous relayons ci-dessous, avec l’aimable autorisation de la RTS. La version intégrale du documentaire se trouve également en fin de page.
L’article de Ludovic Rocchi « Nouvelles révélations sur les dérapages dans les centres d’asile » a été publié sur le site de la RTS le 18 février 2022.
Des requérants et des employés ont accepté de témoigner, le plus souvent sous couvert du plus strict anonymat tellement la crainte de représailles est forte. Malgré le refus du SEM de pouvoir tourner à l’intérieur des centres, il a été possible de reconstituer plusieurs graves dysfonctionnements. Ils éclairent les dérives d’un système mis en place depuis trois ans seulement en réponse à la grande réforme de l’asile largement acceptée par le peuple en 2016 (lire ci-dessous : Les acteurs et les chiffres clés de l’industrie de l’asile ).
Les dysfonctionnements se multiplient dans les centres fédéraux d’asile, qu’il s’agisse d’abus de la sécurité ou de problèmes d’accès aux soins. Grâce à des témoignages et des documents exclusifs, la RTS révèle à quel point le système privatisé de l’asile est malade de ses millions.
De premières révélations, notamment de la RTS, ont poussé la Confédération à commander des audits l’année dernière. Certains dérapages dans les centres fédéraux d’asile sont reconnus, mais le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) continue de parler de cas isolés et rejette tout problème systémique. Avec le reportage de Temps Présent « Asile, une industrie qui dérape », on découvre que le mal est plus profond que ce que veulent bien dire les autorités fédérales dans ces grands centres d’asile gérés au quotidien par des sociétés privées.
Des requérants et des employés ont accepté de témoigner, le plus souvent sous couvert du plus strict anonymat tellement la crainte de représailles est forte. Malgré le refus du SEM de pouvoir tourner à l’intérieur des centres, il a été possible de reconstituer plusieurs graves dysfonctionnements. Ils éclairent les dérives d’un système mis en place depuis trois ans seulement en réponse à la grande réforme de l’asile largement acceptée par le peuple en 2016 (lire ci-dessous : Les acteurs et les chiffres clés de l’industrie de l’asile ).
Décryptage d’un cas emblématique: une mise en cellule qui vire au drame
Les images de vidéosurveillance d’un jeune requérant maghrébin laissé torse nu dans un container glacé en train de convulser pendant plus de 40 minutes ont de quoi choquer. Ce document exclusif et l’enregistrement de l’appel téléphonique à une hotline médicale ont permis de reconstituer avec précision un cas qui a déjà fait des vagues. Il s’agit d’un requérant hébergé dans le plus grand centre de Suisse à Boudry (NE) et qui a été placé dans ce que le SEM appelle une « cellule de réflexion ».
A l’époque, un container était utilisé à Boudry pour appliquer cette mesure normalement réservée aux requérants dangereux pour eux-mêmes ou autrui. Et le chauffage n’était allumé que lors de la mise en cellule, comme l’a confirmé à la RTS un ex-employé de Protectas: « Dans ces containers, il faisait autant froid à l’intérieur qu’à l’extérieur. Donc le temps de chauffe était énorme. Et dans ces salles, normalement, on y mettait le requérant maximum deux heures ».
Le jeune Maghrébin n’aura pas le temps de sentir l’effet du chauffage, car sa mise en cellule va rapidement virer au drame. On est le samedi 13 février 2021. Ce soir-là, il y a une forte bise, il fait dans les moins 6 degrés. Le requérant est en état d’ivresse et il souffre d’hypothermie. Les agents de sécurité qui s’occupent de le placer dans le container au prétexte qu’il se prend la tête avec d’autres requérants n’ont pas conscience de la dangerosité de la situation. Quelques minutes après son arrivée dans le container, le requérant fait un malaise, il est 18h33. Sur les images de vidéosurveillance, on voit comment les agents le placent tant bien que mal en position latérale de sécurité. Et surtout comment les minutes s’écoulent sans que rien ne se passe, ou presque.
Appeler une ambulance, pas si simple
Un duvet est placé à 18h43 sur le requérant qui s’est mis à torse nu dans des gestes incohérents dus à l’alcool et à l’effet du froid, selon un rapport médical établi par la suite. Mais, surtout, personne n’a encore appelé les secours. On tombe ici dans les méandres des multiples règlements édictés par les fonctionnaires du SEM, dont aucun n’est présent sur le terrain. Les employés des sociétés de sécurité – Protectas à l’intérieur des centres et Securitas à l’extérieur pour le centre de Boudry – ne sont pas autorisés à appeler directement une ambulance. C’est le rôle des employés de l’encadrement, sous contrat de la société ORS.
Le samedi soir en question, l’assistant ORS de piquet s’avère être seul et débuter dans le métier, puisqu’il s’agit de son premier week-end passé dans un centre d’asile. Dans l’enquête pénale qui sera ouverte par la suite et dont la RTS a obtenu certains documents, il expliquera ceci sur sa formation: « je suis éducateur de la petite enfance et concernant mes formations sur le plan médical, j’ai mis à jour mes cours de premiers secours il y a environ deux ans ». Confronté au cas de ce requérant semi-conscient et convulsant, il va se référer au règlement et appeler comme il se doit une hotline médicale pour évaluer la gravité du cas.
Le téléphone, laborieux, débute à 18h54. Et il faudra attendre 19h14 pour qu’une ambulance arrive finalement de l’hôpital tout proche de Neuchâtel. L’employé ORS ne sait ni le nom du requérant ni l’adresse correcte du centre de Boudry. Ni lui, ni les agents de sécurité et ni même la standardiste de la hotline médicale ne semblent saisir l’urgence de la situation. Le jeune homme souffre en fait d’une grave hypoglycémie et d’une hypothermie avancée avec une température du corps qui a chuté en dessous de 34 degrés.
>> L’interview de Ludovic Rocchi dans le 19h30:
Urgentistes choqués
Selon nos informations, ce cas a choqué les urgentistes. La médecin-chef de garde ce soir-là a dénoncé l’affaire à la police et une enquête pénale est donc toujours en cours, notamment pour omission de prêter secours. Un médecin légiste s’est penché sur le cas. Il conclut que « par chance, l’évolution s’est révélée favorable, sans séquelle ultérieure après la sortie de l’hôpital ». Mais il est relevé que si l’hypothermie et l’hypoglycémie avaient continué de s’aggraver, le jeune homme aurait risqué « l’arrêt cardiaque à tout moment ».
L’enquête pénale révèle aussi à quel point la bureaucratie semble l’emporter sur le bon sens et l’efficacité. L’ancien fonctionnaire chargé de superviser la sécurité dans tous les centres de Suisse romande explique avoir beaucoup insisté pour créer davantage de cellules de rétention à l’intérieur des bâtiments plutôt que ces « containers de merde » selon sa propre expression dans un procès-verbal d’audition. Mais, à Berne, sa hiérarchie a fait la sourde oreille: « On m’a toujours répondu qu’il n’y avait pas de place et que cela coûtait trop ».
Deux mois après l’incident, en avril 2021, le recours aux containers a finalement été abandonné, sur ordre du SEM. Ni Protectas, ni Securitas n’ont accepté de commenter ce cas précis. Du côté du groupe ORS, pas non plus de commentaire sur une enquête pénale en cours. Mais Claude Gumy, directeur adjoint pour la Suisse, reconnaît que le mandat crucial de l’accès aux soins a dû être rediscuté: « Le personnel infirmier a été effectivement augmenté ces derniers temps. L’attribution en personnel est décidée par le mandant. Nous assurons les permanences qui nous sont données, mais nous ne sommes pas un hôpital. Vraiment, notre rôle, c’est aussi de faire le lien avec l’extérieur ».
C’est un des enseignements de ce cas et d’autres problèmes liés à l’état de santé psychique souvent préoccupant des requérants d’asile: le budget d’exploitation des centres d’asile – 215 millions en 2021 – prévoit peu ou trop peu de moyens sanitaires déployés à l’intérieur même des centres d’asile.
Des employés eux aussi victimes du système
La priorité est clairement donnée aux aspects sécuritaires et au respect du règlement, comme le confie cet ancien employé ORS: « Il s’agit un peu de centres de rétention apparentés à des prisons. L’aspect humain, ce qu’on pouvait apporter à ces personnes, ce n’était pas réellement quelque chose de très important ».
Les employés de sécurité que nous avons pu interroger se plaignent aussi de leurs conditions de travail. Un bas niveau de salaire (environ 26 francs de l’heure, vacances comprises) et de formation (20 heures de base) est perçu comme source de dérapages dans le contexte spécialement délicat et explosif des centres d’asile. « Ce métier est beaucoup trop contraignant, pénible, dévalorisant et même dangereux physiquement », confie un agent qui a donné sa démission. Un autre ajoute : « Honnêtement, ça ne vaut rien la formation supplémentaire de deux jours qu’on reçoit pour les contrats SEM. C’est surtout axé sur les premiers secours, on a un petit peu de droit… Le grand problème, c’est que les meilleurs agents ne veulent pas travailler ici, parce qu’on ne gagne rien de plus en termes de salaire ».
Des rapports d’incident trafiqués pour se couvrir
Plusieurs enquêtes pénales sont en cours sur des cas d’abus d’autorité et des violences commises par des agents. Et comme l’a révélé la RTS, il est souvent difficile d’établir les faits car les agents cherchent à se couvrir et vont jusqu’à trafiquer les rapports d’incident. Une requérante des pays de l’Est a livré une preuve flagrante de ces pratiques en prenant le risque d’enregistrer illégalement avec son téléphone un incident qui l’a opposée le 20 janvier 2021 à des agents du centre de Boudry.
Selon nos informations, la situation s’est retournée en faveur de la requérante. Elle avait dénoncé sa mise en cellule abusive. Dans un premier temps, elle a été condamnée pour induction de la justice en erreur. Les agents impliqués se sont entendus pour livrer une version qui l’accable dans leur rapport d’incident et ils ont répété cette version lors de leurs auditions par la justice. Mais le procureur en charge de l’affaire a confirmé à la RTS que l’enregistrement de la requérante dévoilé par des médias et des ONG change la donne. Désormais, les agents vont être entendus comme prévenus potentiellement d’abus d’autorité et de faux témoignages.
Ludovic Rocchi
Les acteurs et les chiffres clés de l’industrie de l’asile : Le maître d’œuvre, c’est le Secrétariat d’Etat aux migrations, le SEM, avec 620 fonctionnaires dévolus à l’asile. Ils ne sont pas sur le terrain, ils s’occupent des procédures, désormais limitées à 140 jours. L’accueil est géré principalement par une société privée, le groupe ORS, actif en Suisse et à l’étranger, avec 660 employés dévolus à l’encadrement, le service hôtelier et les soins de base. La sécurité revient aux sociétés Protectas et Securitas, avec 700 agents omniprésents à l’intérieur et à l’extérieur des centres. En tout, il y a huit grands centres d’enregistrement et six centres d’attente et de départs. Plus d’un demi-milliard de francs ont été investis pour y créer 5000 places. Le budget de fonctionnement de ces centres fédéraux s’est monté à 215 millions en 2021. 57 millions vont à l’encadrement, 60 millions à la sécurité. |
Pour visionner le reportage intégral :