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Notre regard

Covid-19 | La politique migratoire plus importante que la santé publique?

« Rester chez soi, sauver des vies ». Tel est le mot d’ordre de la Confédération pour lutter contre le Coronavirus. Mais le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM), lui, a ses propres priorités. Depuis le 13 mars 2020, alors que l’État de nécessité a été décrété par le Conseil fédéral, les appels, lettres et prise de position affluent pour demander aux instances d’asile (SEM et Tribunal administratif fédéral) de suspendre toutes les décisions d’asile,  qui mobilisent -et donc mettent à risque de contamination et de propagation du virus- toutes les personnes impliquées: requérants d’asile, fonctionnaires, défenseurs juridiques, interprètes, médecins, psychologues. Mais rien n’y fait.

Gel des auditions? Juste une semaine

Samedi 21 mars 2020, Mario Gattiker, Secrétaire d’État aux migrations, a annoncé la suspension pour une semaine des auditions d’asile dans une longue interview au Blick. Si les titres des journaux ont laissé croire à un arrêt total de celles-ci, le chef du SEM n’a laissé plané aucun doute sur sa volonté de les convoquer à nouveau dès que des « vitres de protection en plexiglas » auraient été posées. Des « mesurettes » qui n’empêcheront pas la contamination des différentes personnes convoquées à une audition -soit au minimum 5- et les risques de propagation dus aux déplacements jusqu’à Berne ou dans les centres fédéraux. Tel est en tous cas l’avis d’une  médecin des HUG, pour qui «Maintenir les auditions va à l’encontre des mesures préconisées par la Confédération». Toute la semaine passée, des auditions ont été organisées, certaines personnes étant convoquées à Berne ou à Boudry notamment, impliquant déplacements en transports publics de tous les protagonistes, dont au moins un depuis le Tessin! (Covid-19 | De l’irresponsabilité des autorités d’asile en période de crise sanitaire, 19.03.20). La reprise des auditions au bout d’une semaine impliqueront donc à nouveau ces déplacements qui vont à l’encontre totale des recommandations de confinement de la Confédération.

La justice ralentit, sauf pour le droit d’asile

Outre les auditions, il y a les procédures, qui se poursuivent. Ainsi, lorsqu’une décision négative ou de levée d’admission provisoire tombe, les personnes requérantes ont un délai pour faire recours ou prendre position, d’une semaine, dix jours, trente jours.  Délais qui ont été gelés par le Conseil fédéral (féries judiciaires) jusqu’à Pâques dans les domaines civils et administratifs. Sauf, devinez quoi, pour le droit d’asile (art. 17 al.1 LAsi), droit d’exception par excellence.

Poursuite des procédures? Éthiquement peu acceptable

Or, faire recours consiste pour le requérant à rencontrer un juriste, souvent avec un traducteur, afin de lui remettre des documents, pouvoir communiquer des éléments difficiles, etc. Alors que les lieux de consultation sont pour la plupart fermés et tout le monde est enjoint au télétravail. Cela implique aussi de faire établir un certificat médical, comme moyen de preuve des traumatismes subis. Pour la même médecin des HUG, « en tant que médecin hospitalier, mon activité professionnelle, comme celle de mes collègues prenant en charge des demandeurs d’asile en ambulatoire, est entièrement réorganisée pour contribuer à la lutte contre l’épidémie de COVID19 au sein de notre institution. Prendre du temps pour rédiger un rapport médical est du temps perdu pour la lutte contre l’épidémie et c’est éthiquement peu acceptable. »

Des décisions, peut-être, mais de mauvaise qualité

Ces procédures, Monsieur Gattiker se refuse également de les suspendre, malgré les nombreuses demandes et appels qu’il a reçus de nombreuses organisations. Son argument: pour « préserver la santé des réfugiés », il faut pouvoir transférer les requérants d’asile dans les cantons ou dans d’autres centres fédéraux afin de ne pas engorger les centres dans lesquels les procédures sont menées et se préparer au post-coronavirus, à savoir pouvoir expulser tout le monde aussi vite que possible.
Concrètement, le SEM entend donc poursuivre les procédures et rendre des décisions comme si la pandémie n’existait pas. Des décisions négatives seront rendues, sans que les faits médicaux aient été bien établis, souvent en l’absence du requérant d’asile et/ou du représentant légal, ou alors sans défense juridique. Ces  décisions seront de mauvaise qualité, voire irrégulières, avec des voies de recours rendues difficiles voire inaccessibles par le contexte de crise. A quoi bon donc poursuivre  ces procédures actuellement, alors que pratiquement tous les autres pays européens les ont suspendues ? Sans aucune incidence sur les départs de Suisse, cette poursuite est-elle plus importante que la lutte pour éviter la propagation de la pandémie ? N’y a-t-il pas plus urgent à faire aujourd’hui?

Le SEM fait cavalier seul

Car pour l’heure, les frontières sont fermées, partout dans le monde. Les demandes d’asile ne vont certainement pas augmenter de façon spectaculaire. Poursuivre les procédures et rendre des décisions aux personnes actuellement attribuées aux cantons n’a rien d’urgent ni d’indispensable au vu de la pandémie actuelle. Les renvois sont de toutes manières suspendus, et il s’agit souvent de gens arrivés en Suisse il y a plusieurs années et dont l’instruction du cas a traîné jusqu’ici. Imaginer aujourd’hui renvoyer les gens chez eux, ou dans des États comme l’Italie, dont le système de santé, économique sera au plus bas, dès que la crise sera passée en Suisse a quelque chose d’obscène.

Protéger, faire preuve de solidarité et de bon sens

Ne pourrait-on partir du principe que les mesures d’instruction soient stoppées, qu’il faut attribuer les gens en procédure étendue au bout de 140 jours et de manière coordonnée avec les cantons, histoire de ne pas les mettre également en difficulté? Les ressources affectées à prendre des décisions absurdes et mal ficelées ne pourraient-elles servir à organiser urgemment la protection de toutes et de tous? On sait que les conditions de vie dans les centres cantonaux et fédéraux sont un énorme enjeu de santé publique: promiscuité et partage des lieux communs rendent les risques de contamination extrêmement élevés.

Les personnes requérantes sont inquiètes et souvent angoissées, à la fois par les enjeux liés à une décision ou à leur demande d’asile et par l’ambiance anxiogène liée au Covid-19 et des risques qu’elles encourent. Les assistants sociaux, psychologues et psychiatres romands en témoignent. Les libérer du stress de leur procédure et leur donner les moyens de se protéger et de se confiner -une gageure- leur permettra aussi de contribuer à réduire les risques du pic d’épidémie.

Ne pas mettre toutes ses forces dans cette bataille, ériger la politique migratoire au-dessus de la santé publique, comme le font le directeur du SEM, les responsables du Tribunal administratif fédéral et leur supérieure hiérarchique la Conseillère fédérale Karin Keller-Sutter relève de l’irresponsabilité, du déni de réalité et de l’irrationnel. Il est choquant, alors qu’on entend à longueur de journée des messages de prévention du Conseil fédéral  incitant la population à ne pas sortir et à éviter tout contact, de voir que des services de l‘administration fédérale obligent des centaines ou des milliers de personnes à se déplacer et à multiplier les rencontres.

L’équipe de Vivre Ensemble

Article paru dans la Gazette #1 de Vivre Ensemble (asile.ch)  le 24 mars 2020.
Ce texte a été publié en version raccourcie dans  le quotidien « Le Courrier » du 26 mars 2020, en collaboration avec Solidarités sans frontières. S’abonner à notre Gazette électronique