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Statistiques

Décryptage | Les bébés de réfugié-e-s gonflent les statistiques des demandes d’asile

Le saviez-vous ? Les enfants nés en Suisse de parents réfugiés sont comptabilisés dans les «demandes d’asile»!

L’image est trompeuse. Lorsque, dans son dernier communiqué de presse sur les statistiques de l’asile, le Secrétariat d’État aux migrations indique que «les principaux pays de provenance des requérants d’asile dont les demandes ont été enregistrées au mois de mai sont l’Érythrée, l’Afghanistan, la Syrie»personne ne peut imaginer que sur les 102 demandes érythréennes, 98 sont le fait de nouveau-nés, que 16 des 50 demandes afghanes ou 24 des 48 demandes syriennes sont juste des naissancesCe qui est encore plus surprenant, c’est que ce ne sont pas seulement les enfants de demandeurs d’asile qui sont ainsi comptabilisés. Mais aussi ceux des réfugiés ou titulaires d’une admission provisoire établis en Suisse depuis des années! 

C’est l’une des surprises de notre enquête statistique: car ce n’est pas le seul facteur qui conduit  à surestimer depuis des années le nombre de demandes d’asile déposées en Suisse, avec des conséquences certaines sur le débat public et sur nos lois. Au vu de l’intérêt public de faire connaître cette information, nous publions dès aujourd’hui ce décryptage à paraître dans le prochain numéro de la revue Vivre Ensemble, accompagné d’infographies reprenant les chiffres de l’asile depuis 15 ans.

Les données chiffrées relatives aux mouvements migratoires constituent un élément-clé de la politique d’asile. L’actualité suisse regorge de projets de loi lancés à coup de slogans plus ou moins alarmistes dont l’objectif affiché est de «contrôler» et de «dissuader» les arrivées. Chaque soubresaut du nombre de demandes d’asile est vécu comme une situation inédite réclamant une réaction urgente. Or, il s’avère que ces «nouvelles demandes d’asile» sont largement surestimées: y sont en effet inclues les naissances d’enfants de réfugié-e-s et les personnes venues dans le cadre du regroupement familial. Des situations ne correspondant pas à l’image du «demandeur d’asile» que se font les citoyen-ne-s, les médias et les décideurs politiques. Or, si les chiffres sur lesquels se fondent les durcissements législatifs sont faussés, comment ne pas remettre en question le bien-fondé des mesures adoptées ? Décryptage.

Illustration: Ambroise Héritier / Vivre Ensemble n°178 | juin-juillet 2020

Le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) a annoncé le 28 avril dernier qu’il publiait désormais de nouvelles données décomposant les chiffres des «nouvelles demandes d’asile». Il distingue désormais:

  • les demandes primaires, c’est-à-dire les véritables arrivées en Suisse de personnes venues pour déposer leur demande d’asile.
  • Les demandes dites « secondaires »: naissances, regroupements familiaux et demandes multiples[1].
  • Les relocalisations[2].

Un nourrisson compté dans les «nouvelles demandes d’asile»!

Ce sont les demandes «secondaires» qui nous intéressent ici et qui nous mènent de surprise en surprise à mesure que nous examinons ces données et que le SEM répond à nos interrogations.

Ainsi, à la question : «Est-ce que les enfants nés de personnes titulaires d’un permis F ou de réfugiés statutaires comptent comme de nouvelles demandes d’asile?» La réponse du SEM est « oui ». Autrement dit, ce ne sont pas seulement les enfants nés de demandeur-ses d’asile qui sont comptabilisés dans les «nouvelles demandes d’asile», comme nous l’imaginions. Mais aussi ceux des réfugiés arrivés en Suisse il y a plusieurs années et les nouveau-nés des réfugiés des guerres et violences généralisées que sont les titulaires d’admission provisoire ayant fui la Somalie, la Syrie, l’Afghanistan…

À la deuxième question: «Est-ce que les regroupements familiaux de titulaires de permis F et de réfugiés statutaires comptent comme nouvelles demandes d’asile?» La réponse du SEM est aussi positive. Pourtant,[3] c ‘est souvent une simple inclusion dans le statut de leur parent qui prévaut pour les membres de la famille d’un réfugié en admission provisoire (permis F réfugié) ou bénéficiant de l’asile (permis B réfugié). Les personnes doivent se présenter à un centre fédéral où le SEM examine si elles remplissent de manière autonome les conditions pour obtenir le statut de réfugié ou le statut à leur accorder. Le SEM souligne que « dans la pratique », ils font rarement valoir leurs propres motifs d’asile.

Des chiffres gonflés de 17% à 30%

Naissances et regroupements familiaux sont donc inclus dans ce fameux nombre de «nouvelles demandes d’asile» comptabilisées par la Suisse. Un chiffre qui fait frémir le monde politique et médiatique à chaque hausse communiquée par le SEM et qui devrait questionner celles et ceux qui façonnent (et ont façonné) la politique de l’asile.

Car en réalité, sur les 15 dernières années, ces deux facteurs représentent en moyenne 17% du total des «nouvelles demandes d’asile» et sont en constante augmentation: ils dépassent les 30% depuis 2017, atteignant 38% en 2019! De surcroît, parmi ces demandes secondaires, 69% sont des naissances.

L’exemple sidérant de l’Érythrée

Les mesures législatives édictées sur la base de ces données biaisées ont conduit, au fil des années, à des tours de vis successifs dans le droit d’asile. L’exemple érythréen est à ce titre sidérant (voir graphique 2).

Les demandes secondaires sont constituées des naissances, regroupements familiaux et demandes multiples

Les attaques législatives et politiques à l’encontre de cette communauté n’ont cessé depuis 2005[4] et la reconnaissance par la jurisprudence suisse de son besoin de protection face aux violations des droits humains du régime d’Asmara[5].

Les Érythréen-ne-s figurent depuis des années au top 3 des premiers pays d’origine des «nouvelles demandes d’asile»? En réalité, hormis un pic en 2014 et 2015, qui a vu une augmentation générale des requêtes de ces exilé-e-s dans toute l’Europe, leur nombre a été surestimé de 30 à 40 % par l’inclusion des naissances et regroupements familiaux. Depuis 2017, ces données constituent même plus de 80 % de la statistique des demandes érythréennes.

L’accueil, l’hébergement de ces enfants ou proches n’est pas un enjeu puisqu’ils vivent déjà dans les cantons, sont pour la plupart intégrés. Ils ne mobilisent donc généralement pas les ressources du SEM pour le traitement des demandes s’asile. Mais les pressions politiques, fondées sur des surestimations flagrantes, n’ont jamais cessé. Elles ont conduit aux durcissements de 2012 et aux divers arrêts du TAF dont l’effet a avant tout été de fragiliser et de marginaliser cette communauté.

Des statistiques à relativiser

Ces nouvelles données doivent aujourd’hui conduire à une prise de conscience de la population, des médias et des acteurs politiques, sur le fait que le nombre de demandeurs d’asile au sens où ils se les représentent – des personnes qui franchissent nos frontières pour demander une protection – est largement surestimé.

Et à un sérieux questionnement de l’objectif de dissuasion sous-jacent aux durcissements de la loi sur l’asile : leur seul effet est une atteinte aux droits de celles et ceux qui se trouvent ici et une restriction à l’accès à une protection pour celles et ceux qui en ont besoin.

Sophie Malka

[1] Est considérée comme une demande multiple toute demande formée dans les 5 ans suivant l’entrée en force d’une décision d’asile et de renvoi (Art. 111c LASi). Leur nombre est marginal.

[2] Quelques 1500 demandeurs/ses d’asile des hotspots grecs et italiens transférés en Suisse entre 2015 et 2017 dans le cadre d’un programme européen

[3] Modification du 10 mars 2020: Interpellé à ce propos par le parlementaire Christophe Clivaz, le Conseil fédéral a précisé que seules les personnes passant par un centre fédéral d’asile, soit les réfugié titulaires d’un permis F et d’un permis B, sont comptabilisées. Elles ne font alors pas forcément valoir leurs propres motifs d’asile mais demandent l’inclusion dans le statut de leur proche. Contrairement à ce que nous avions écrit, les personnes titulaires d’une admission provisoire inclues dans le statut de leur proche via une procédure cantonale et ne déposant pas de demande d’asile ne sont pas comptabilisées.

[4] Stefania Summermatter, « La “question érythréenne“ entre politique et droit », Universités de Berne, Neuchâtel et Fribourg, 2017

[5] JICRA 2006/3 (20.12.2005)