Afghanistan | Réfugié·es, pratique suisse et statistiques
Sophie Malka
Infographies: Aljoscha Landoes
Dessins: Ambroise Héritier et Herji
Au moment de rédiger cette Chronique Monde, la situation en Afghanistan était encore très volatile. Beaucoup d’articles sortaient dans les médias pour décrire la situation, l’exode des Afghan·es, l’angoisse des familles vivant en Suisse et se débattant avec l’impuissance à aider leurs proches. Cela faisait des mois que les ONG appelaient à suspendre des renvois annoncés. Nous avons donc opté pour une chronique documentaire, permettant d’apprécier la situation à partir d’éléments historiques et statistiques. Nous proposons ici une chronologie des éléments-clés liés au conflit afghan ainsi qu’un petit historique de la pratique suisse en matière d’accueil et de protection des réfugiés. Enfin, retrouvez des statistiques détaillées montrant la façon dont la Suisse a traité les demandes de protection des réfugié·es afghan·es.
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Un dessin vaut mille mots
Pour notre revue, nous avons sollicité le trait et le regard de deux dessinateurs connus de nos lectrices et lecteurs, HERJI et Ambroise Héritier. Nous leur avons donné carte blanche pour décrire ce qui se déroule sous nos yeux. À découvrir ci-dessous.
Nous avons par ailleurs publié sur ce site plusieurs synthèses suite à la prise de Kaboul par les Talibans. D’une part pour donner à voir les diverses actions menées par la société civile. D’autre part pour aiguiller les personnes afghanes ou qui leur sont proches vers les maigres possibilités d’aider les membres de leurs familles restées au pays, à partir des informations transmises par les différents bureaux d’aide juridique, la Croix-Rouge suisse et le HCR. Vous retrouverez ces informations dans les ressources documentaires.
Quelques dates-clés
- 1975-89 ➙ Occupation soviétique
- 1996 ➙ Arrivée au pouvoir des talibans
- 2001 ➙ Attentats du 11 septembre 2001 et occupation par les États-Unis
- 2009 ➙ Élections d’Hamid Karzai et nette dégradation de la situation sécuritaire avec la progression des talibans
- 2014 ➙ Instabilité politique suite à de nouvelles élections contestées et nouvelle détérioration de la situation sécuritaire.
- 2019-2020 ➙ Les États-Unis de Donald Trump négocient avec les talibans et aboutissent à un accord en février 2020 sur le désengagement. Talibans et Daesh ciblent prioritairement les représentant·es et forces gouvernementales et cherchent à torpiller les élections. 2019 est considérée comme l’année la plus meurtrière depuis 2009.
- 2021 ➙ En août, les talibans entrent dans Kaboul et les États-Unis ainsi que leurs alliés quittent le pays en catastrophe.
- 1979 – 1989: Occupation soviétique. Les six années de guerre civile qui ont suivi exacerbent les clivages, politisant les divisions ethno-religieuses, notamment entre Sunnites et Chiites, Pashtouns et Tadjiks.
- 1996. Les Talibans arrivent au pouvoir. Régime basé sur une lecture fondamentaliste du Coran.
- 11 septembre 2001: Après les attentats contre les tours jumelles, les USA et leurs partenaires de la coalition «anti-terroristes» engagent une campagne militaire en Afghanistan. Leur but: renverser les Talibans, suppôts d’Oussama Ben Laden et d’Al Qaïda. Le 13 novembre 2001, le régime taliban et Kaboul tombent. Trois ans plus tard, Hamid Karzaï devient le premier président démocratiquement élu, malgré un boycott et des soupçons de fraude. Son gouvernement peine à étendre son autorité. Flux financiers massifs en vue de la reconstruction du pays par des programmes d’aide au développement.
- 2009. Fraudes massives lors des élections présidentielles ou Hamid Karzaï voit son mandat reconduit. La situation sécuritaire se détériore considérablement. Les conflits armés se sont étendus sur presque un tiers du pays, y compris dans les zones du Nord, précédemment épargnées. La présence des troupes étrangères n’empêche pas la progression des Talibans. Les forces de sécurité afghanes, l’Armée Nationale (ANA) ou encore la Police Nationale (PNA) se développent mal et lentement. La police et les institutions judiciaires sont mitées par la corruption. L’armée est régulièrement accusée d’enlèvements, de chantage et de contrebande. Les violations des droits humains sont en augmentation.
- 2014. Début du désengagement de l’OTAN. Élections contestées et marquées par des accusations de fraudes: Ashraf Ghani est président, et Abdallah Abdallah premier ministre. L’instabilité politique se double d’une détérioration de la situation sécuritaire. Celle-ci est influencée par le conflit entre les forces armées afghanes et les différentes factions anti-gouvernementales, la criminalité, les tensions entre groupes ethno-religieux et les rivalités entre seigneurs de guerre. Opposés au gouvernement de Kaboul, Talibans et l’Etat islamique -arrivé sur la scène afghane- mènent ouvertement la guerre à tout scrutin avec des attentats jusqu’à Kaboul. Les Législatives sont reportées. 2019, point culminant de cette dégradation, sera l’année la plus meurtrière pour les civils depuis 2009.
- 29 février 2020. à Doha. Accord historique entre les Etats-Unis dirigés par Donald Trump et les Talibans. Les Talibans s’engagent à entamer un dialogue avec le gouvernement de Kaboul – qui avait été exclu des pourparlers avec Washington- contre un retrait rapide des troupes US, la libération de 5000 prisonniers talibans et l’ouverture d’un dialogue inter-afghan. Du côté du gouvernement, Ghani et Abdallah revendiquent tous deux la victoire aux nouvelles élections. Sur le terrain, les Talibans cessent de s’attaquer aux troupes internationales pour ne cibler que les représentants gouvernementaux et les forces gouvernementales.
- 17 mai 2020 Ghani et Abdallah sont proclamés co-présidents dans une coalition gouvernementale. Des pourparlers avec les Talibans sont annoncés, mais sont minés par des attentats. Les forces gouvernementales reprennent leur combat.
- Septembre 2020. Des négociations inter-afghanes, visant à mettre fin au conflit et à maintenir le système politique instauré en 2001 démarrent à Doha. Les attaques se multiplient, les victimes civiles augmentent. « On estime que 30 pourcents des districts sont contrôlés par le gouvernement, 20 pourcents par les talibans et que les parties se disputent le reste du pays[1]. Les Talibans gagnent du terrain. En janvier 2021, le chef du renseignement afghan estime que les Talibans ne cherchent qu’à gagner du temps en attendant le retrait définitif des États-Unis. Le gouvernement de Kaboul n’ayant que peu de leviers de pression face à des Talibans peu enclins à renoncer à la lutte armée, et le non-conditionnement par l’accord passé avec les US d’un aboutissement des négociations interafghanes avant le départ des troupes américaines laissaient « craindre qu’un retrait complet provoque l’effondrement du gouvernement et la reprise du contrôle par les talibans » (OSAR, 2020). La prise de Kaboul fin août 2021 vient le confirmer.
[1] l’OSAR, Afghanistan, situation sécuritaire, 30 septembre 2020.
La pratique Suisse à l’égard des réfugiés afghans
Avant l’arrivée au pouvoir des Talibans (1996), les persécutions menées par des dirigeants locaux ne sont pas reconnues comme motif d’obtention de l’asile (car « non-étatique »). Les quelques Afghan·es venant demander protection à la Suisse reçoivent alors une admission provisoire en raison de l’inexigibilité du renvoi.
1997: arrêt de principe de la CRA– les Talibans sont considérés comme un acteur quasi-étatique: les requérant·es d’asile qui parviennent à « rendre crédible une persécution quasi étatique par les Talibans sont par conséquent reconnus comme réfugiés », relate le SEM dans son récit sur la pratique Suisse[1]. Après un moratoire d’un an suite à la chute des Talibans en 2001, l’autorité d’asile estime la situation revenue à une stabilité. Les retours dans toutes les régions du pays sont considérées comme « exigibles », l’autorité estimant qu’une possibilité de « fuite interne » est possible. En 2006, la CRA met le holà: elle estime que seuls Kaboul, Hérat et certaines provinces du nord sont sûres et elle conditionne les possibilités de séjour interne. Elle renforce la protection de la minorité Hazarah, persécutée par les fondamentalistes. En dépit de cette jurisprudence, l’ODM rend des décisions contraires, qui seront ensuite cassées par l’instance de recours. Une pratique qu’il cessera fin 2007. En 2010, un arrêt de principe tapera sur les doigts du SEM pour avoir ainsi provoqué des procédures de recours inutiles « en grand nombre ». Et sans doute de nombreux refoulements injustifiés, faute d’accès à une défense juridique susceptible de contester une décision négative.
En 2011 Le TAF rend trois décisions de principe. Hormis Kaboul, Hérat et Mazar-e-Sharif, la situation en Afghanistan entraine une mise en danger concrète en cas de renvoi. En dehors des personnes originaires de ces trois villes ou qui y ont vécu et à condition qu’elles y disposent d’un bon réseau, d’un logement et qu’elles soient en bonne santé, le renvoi est inexigible.
En 2015, en lien direct avec la hausse des demandes de protection émanant d’Afghan·es arrivé·es en Suisse via la route des Balkans, le SEM priorise les décisions des personnes venant de ces trois villes pour accélérer les renvois. Ces derniers restent à un niveau bas, déplore le SEM. En octobre, le Tribunal Administratif Fédéral (TAF) rend un arrêt soulignant la dégradation de la situation dans le pays. Il y exclut notamment la possibilité de refuge interne dans les villes d’Herat et de Mazar-i-Sharif. Le Bureau d’appui européen en matière d’asile distingue pour sa part les provinces d’Helmand, de Kandahar et de Nangarhar comme ayant connu le plus grands nombres d’incidents violents entre janvier et août 2015.
Groupe à risque La jurisprudence suisse inclut désormais de nouvelles catégories de personnes dans les groupes à risque. C’est le cas de personnes ayant collaboré avec les forces internationales, y compris les traducteurs, les journalistes, les collaborateurs d’organisations nationales et internationales. Également inclues dans ce groupe, les personnes qui adoptent un «mode de vie occidental». Les attaques contre les enseignants et leurs élèves se sont aussi multipliées. Les convertis, les personnes s’engageant dans le processus de paix, les femmes et les enfants restent des groupes pour lesquels de réels risques de persécution existent. Les membres de certaine minorités, en particulier les Hazaras sont l’objet d’attaques et de persécutions. De plus en plus de voix s’élèvent pour dénoncer l’incapacité du gouvernement de protéger de manière adéquate sa population contre ces attaques. (Chronique Monde, 2016) Dans son dernier rapport sur les « Profils à risques », l’OSAR soulignait combien les personnes rentrées d’occident suite à un renvoi étaient menacées, et par conséquent, exclues même de leur famille. Depuis le retour des Talibans , les anciens fonctionnaires, juges et proches du gouvernement sont devenus des cibles. Mais aussi les musiciens, artistes, sportifs. Cela faisait plusieurs années que les organisations internationales demandaient de renoncer à tout renvoi vers l’Afghanistan. En août 2021, le SEM a annoncé le gel des renvois.
[1] La pratique de la Suisse en matière d’asile de 1979 à 2019
Statistiques des réfugiés dans le monde et en Suisse
Quelques données sur les Afghan·es réfugié·es dans le monde
Avec quelque 2,6 millions de personnes déplacées hors de ses frontières, l’Afghanistan a longtemps figuré en tête des pays d’origine des réfugié·es sur le plan mondial, la plupart vivant au Pakistan (1,4 millions) et en Iran (800 000).
En 2011, ces deux pays devançaient la Syrie, alors troisième pays d’accueil de réfugié·es au monde. C’était avant que la guerre y sévisse et que débute la crise au Vénézuéla. Aujourd’hui, Turquie et Colombie accueillent respectivement 3,7 millions de Syrien·nes et 1,7 millions de Vénézuélien·nes. Toujours selon le HCR, entre 1,5 et 2 millions d’Afghan·es vivraient sans-papiers au Pakistan. Ils et elles seraient 1 million en Iran. En raison d’un durcissement des conditions d’accueil dans ces pays, la Turquie en a accueilli un nombre élevé d’Afghan·es (320’000).
Retrouvez les données interactives du HCR sur les personnes réfugiées et déplacées internes dans le monde
- Où fuient les réfugiés ?
- UNHCR, Global trends 2020, unhcr.org
En Suisse
En quelques infographies, retrouvez l’évolution des demandes de protection des Afghan·es et la réponse que la Suisse leur a apportée.
Durant longtemps, les demandes d’asile des ressortissant·es en Suisse se situaient à un niveau relativement modeste, quelques centaines par an. Elles ont commencé à augmenter vers 2009, au moment où la situation sécuritaire en Afghanistan se détériore. Le pic de 2015 correspond à l’ouverture de la route des Balkans, date à laquelle les demandes d’asile ont considérablement augmenté en Suisse, comme dans l’ensemble de l’Europe. Les demandes des Afghan·es représentent environ 20% du total des nouvelles demandes d’asile. La prise de pouvoir des talibans en 2021 a poussé de nouvelles personnes à fuir le pays. Si la majorité a trouvé refuge dans les pays limitrophes, une petite partie a cherché une protection en Suisse.
On constate que les autorités suisses ont reconnu le besoin de protection des ressortissant·es afghan·es de façon relativement constante à un très haut niveau depuis 2009. Dans neuf cas sur dix, le SEM leur octroie l'asile ou une admission provisoire.
La différence du taux de protection Vivre Ensemble de la courbe du SEM vient de l'inclusion, par le SEM, des décisions de non-entrée en matière (NEM) dans les décisions négatives. Le graphique ci-dessous montre qu'en 2012 et 2015, la Suisse a rendu de nombreuses décisions de NEM Dublin, gonflant ainsi le taux de décisions négatives. Or, les décisions NEM Dublin ne disent rien du besoin de protection des personnes puisque celui-ci devra être examiné dans un autre pays ou ultérieurement par la Suisse. Pour des explications détaillées, voir asile.ch/prejuge/tromperie-> Le besoin de protection). Le graphique des décisions de NEM Dublin ci-dessous offre une courbe quasi inversée de la courbe du taux de protection présentée par le SEM.
Une protection majoritairement octroyée sous la forme d'une admission provisoire
La protection octroyée aux ressortissant·es afghan·es est majoritairement et de façon constante octroyée sous la forme d'une admission provisoire plutôt que de l'asile, généralement pour inexigibilité du renvoi en raison de la guerre.
Dès 2006, la jurisprudence du Tribunal administratif fédéral (et de son prédécesseur) estime le renvoi des Afghan·es en principe inexigible, sauf dans de rares cas et sous condition stricte vers les villes de Kaboul, Hérat et Mazaar-i-Sharif. Cette jurisprudence n'a pas toujours été appliquée de façon diligente par le SEM, au point qu'en 2010, le TAF publie un arrêt de principe soulignant que le SEM avait, ce faisant, provoqué des procédures de recours inutiles "en grand nombre". Et sans doute prononcé des décisions négatives injustifiées entrées en force, faute d'accès à une défense juridique susceptible de contester une décision négative.
Ressources documentaires
Autres ressources documentaires
• France Culture, Retour des talibans : l’onde de choc, série de 4 épisodes diffusés du 30 août au 4 septembre 2021, disponible en podcast
• OSAR, Afghanistan : Les conditions de sécurité actuelles, Analyse-pays, 30 septembre 2020. Voir également leurs mises à jour.
• HCR | Suisse: une interprétation très restrictive du statut de réfugié·e, 25 novembre 2021