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Notre regard

Publication | Migrations contraintes et politiques néocoloniales

Claude Calame
Directeur d’études, EHESS, Paris
Prof. hon. UNIL

En mai dernier un rapport du Haut Commissariat aux Droits de l’Homme des Nations-Unies est venu le rappeler à nouveau. Sous le titre « Un mépris létal: la recherche et le sauvetage, et la protection des migrants en Méditerranée centrale », il dénonce la lourde responsabilité des autorités de la Libye et des États de l’Union européenne et de ses institutions dans les graves violations des droits humains dans le traitement réservé aux exilé·es qui tentent de rejoindre l’Europe[1]OHCHR, Act to protect migrants in central Mediterranean Sea, Bachelet urges Libya and EU, 26 mai 2021.. Le rapport recommande en particulier une réforme urgente des politiques et pratiques de recherche et de sauvetage en Méditerranée centrale, afin de protéger les personnes contraintes à ces parcours plus que risqués et de préparer leur accueil.

Rappelons en effet que si le nombre de victimes décédées durant leurs tentatives de franchir la Méditerranée s’est élevé à 2239 entre début 2019 et fin 2020, ce chiffre s’élève déjà à 896 pour le premier semestre de cette année; et il faut désormais y ajouter les 250 hommes, femmes et enfants morts au large des Canaries dans leurs tentatives de rejoindre l’UE par l’Espagne[2]Cf. OIM, Montée en flèche des décès sur les routes migratoires maritimes vers l’Europe au 1er semestre 2021, 14 juillet 2021.. On sait les drames individuels et le déni collectif de la qualité d’être humain que cachent ces sinistres statistiques, tant de fois alléguées, et qui occultent les décès dans l’anonymat. Ces chiffres ne sont que le résultat de la politique de fermeture et de contrôle des frontières de l’UE à l’égard de celles et ceux qui, d’une manière ou d’une autre contraint·es à l’exil, cherchent à y trouver refuge.

Le moment est venu de s’interroger autant sur les causes multiples de la migration contrainte que sur la politique répressive à l’égard des personnes forcées à l’exil des différents États de l’UE et, par les accords de Dublin III, de la Suisse. C’est là le double objectif des différentes contributions réunies dans l’ouvrage collectif publié récemment sous le titre Migrations forcées, discriminations et exclusions. Les enjeux de politiques néocoloniales, aux Éditions du Croquant.

Aux racines de la migration forcée

L’ouvrage montre d’une part que le grand mouvement de la mondialisation économique et financière imposée par les pays riches dès les années 1980 aux pays les plus pauvres fonde la plupart des causes des migrations forcées: politique impérialiste et conflits armés pour l’appropriation des ressources « naturelles » (Irak,Afghanistan); complicité avec des régimes politiques autoritaires et répressifs (Syrie, Érythrée); destructions des services publics de base relatifs notamment à la formation et à la santé (Afrique subsaharienne); urbanisation sauvage et dégradation de l’environnement due en particulier à la surexploitation des matières premières. Dominée par le capitalisme financier, la mondialisation impose en particulier aux États pauvres et endettés les mesures « d’ajustement structurel » que l’on sait, dans des rapports de domination Nord-Sud rappelant la colonisation. Soumise à l’impératif d’une croissance purement économique et financière fondée sur l’extractivisme et le productivisme, la globalisation ne fait que creuser les inégalités. Et accroît les discriminations sociales, souvent au détriment de l’environnement.

Triple discrimination

Lorsqu’elles en viennent à fuir, notamment en Europe, les conséquences sociales et environnementales de ces politiques, les personnes migrantes y sont soumises à une triple sélection: par le voyage plus qu’aléatoire auquel elles et ils sont contraint·es, par l’enregistrement aux frontières de l’UE dans les centres de tri que sont les « hotspots », et par des procédures d’asile animées davantage par des raisons politiques que par la volonté de protéger. Au lieu d’un refuge, d’une place, d’une reconnaissance et d’une nouvelle dignité, la personne exilée se retrouve bien souvent condamnée à l’invisibilité, au rejet, à l’expulsion. Quand ce n’est pas à la disparition dans son trajet migratoire.

Il s’agit donc de s’interroger autant sur les raisons de ces discriminations et de ces exclusions que sur les usages politiques dont elles sont le prétexte. Et cela autant pour définir une autre politique migratoire que pour changer le système.

Livre

Spécialistes dans un domaine ou l’autre des sciences humaines et sociales, sociologues, juristes, politologues, anthropologues, mais aussi militant·es offrent des perspectives à large spectre sur le phénomène contemporain de la migration forcée. Elles et ils s’interrogent sur les causes et les conséquences des discriminations et des rejets dont exilées et exilés sont l’objet dans les pays détenant le pouvoir économique, financier et militaire. Leurs propositions engagent autant au soutien humanitaire qu’ à l’action politique dans la défense de ces victimes du nouvel ordre mondial.

Disponible en librairie ou sur commande auprès des éditions du Croquant.

Sommaire

  • Claude Calame, Alain Fabart, « Introduction : entre stigmatisations, rejets et disparitions »
  • Etienne Balibar: « Pour un droit de l’hospitalité : l’urgence et l’obstacle »
  • Catherine Wihtol de Wenden, « Migrations dans le Monde »
  • Roger Martelli, « Enjeux de civilisation : accueil des migrants »
  • Danièle Lochak, « La liberté de circulation: pourquoi? »
  • Marie-Christine Vergiat, « Les fantasmes migratoires à travers le Pacte de Marrakech« 
  • Alexis Nuselovici, « Pour une politisation de la question migratoire »
  • Saïd Bouamama, « Mondialisation capitaliste, eurocentrisme et immigration – Une prolétarisation du monde »
  • Julien Brachet, « Les malhonnêtes: idéologies, peurs et mensonges autour des migrations internationales »
  • Claude Calame, Alain Fabart, « Causes et effets des migrations contraintes: propositions altermondialistes »
  • Henri Lefebvre, « Les migrations environnementales comme enjeu de solidarité internationale »
  • Gustave Massiah, « Pour une approche altermondialiste des migrations »
Notes
Notes
1 OHCHR, Act to protect migrants in central Mediterranean Sea, Bachelet urges Libya and EU, 26 mai 2021.
2 Cf. OIM, Montée en flèche des décès sur les routes migratoires maritimes vers l’Europe au 1er semestre 2021, 14 juillet 2021.